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tartare, véritable citadelle, réside exclusivement le monde officiel tant civil que militaire, c’est-à-dire la race tartare, celle des conquérans, qui aujourd’hui encore vivent à part des Chinois conquis, les gouvernent, les exploitent et reçoivent du trésor des traitemens et des pensions. Le Tartare se distingue très nettement du Chinois ; il a les yeux mieux fendus, expressifs, hardis, le nez moins épaté, les membres bien pris, les cheveux plus abondans, plus souples et retombant sur ses talons en une queue mieux fournie. Il fuit les occupations serviles et le négoce, s’adonne au métier des armes, est même soldat de naissance et reçoit à ce titre une pension de un picul de riz par an et par tête ; un demi-picul est accordé aux filles. 8,000 soldats tartares sans aucune organisation résident à Canton et sont placés sous les ordres d’un général, dont le quartier est situé sur une petite éminence voisine de l’enceinte. Cette partie de la grande cité a un caractère tout différent de la partie marchande. Ici les voies sont plus larges, presque désertes, on ne voit pas une boutique, pas un étalage, les rues sont bordées de longues murailles de moellon, interrompues de temps en temps par une porte basse qui donne accès à une petite cour d’entrée ; quant à l’intérieur de la maison, il est soigneusement caché aux regards des curieux par une sorte de grand paravent en maçonnerie placé à un mètre en arrière de la porte et ne permettant d’entrer dans la cour que latéralement. C’est le yamen, le foyer d’où l’étranger est sévèrement banni. Beaucoup d’habitations ne sont plus que des masures en ruine ; le préjugé qui défend de détruire les vieilles choses, joint à l’incurie qui empêche de les réédifier, donne à toute la Chine un aspect délabré des plus repoussans : si l’on ajoute que la voierie est uniquement confiée aux oiseaux de proie et aux chiens errans, on aura encore une faible idée du spectacle misérable qui s’étale sous mes yeux et qui se résume dans ce mendiant en haillons étalant sans vergogne des loques hideuses où il picore au hasard, chose horrible à dire, la plus immonde des nourritures !

Que de fois il a fallu que mon guide me tirât par la manche pour m’arracher à quelques-uns de ces épisodes de la vie des rues, si caractéristiques, si énigmatiques parfois pour un nouveau venu ! Que de questions se pressent ! Qu’est-ce par exemple devant chaque temple que ces dragons ailés, ces animaux fantastiques dessinés sur la muraille, de l’autre côté de la rue, dans un grand espace réservé à cet effet ? Ce sont des signes cabalistiques destinés à écarter le mauvais esprit et à protéger le Fung-shui, la bonne influence. Qu’est-ce que ces hautes tours carrées, crénelées, munies d’énormes portes, qui se dressent au nombre de soixante dans toutes les parties de la ville ? Le cicérone m’apprend que ce sont des