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avoir été surmenées et subir l’abattement qui succède au paroxysme.

Il est impossible de rendre la sensation d’ahurissement que produit une course de quelques heures à Canton, faite avec l’allure rapide des porteurs. Ces ruelles étroites et sombres, ces maisons hautes et noires, pressées les unes contre les autres, cette cohue triste, cette agitation d’une fourmilière humaine, puis ces cris discordans de portefaix, ces heurts perpétuels d’une foule qui étouffe dans un cloaque trop resserré, le mouvement désordonné des chaises portant des mandarins à toute vitesse, tout cela papillote devant les yeux et bourdonne dans le cerveau comme les visions décousues d’un cauchemar. On sent le besoin de se rattacher à un fil conducteur, de faire un effort pour se convaincre que tout cela n’est pas un rêve, une fantasmagorie du genre macabre, et qu’on est bien réellement au sein de la plus grande cité d’un vaste empire, peuplée de vivans et regorgeant de richesses. A tout prix, il faut non-seulement un cicérone qui dirige vos porteurs et vous aide à sortir du labyrinthe, mais un guide éclairé qui vous mette au fait, vous explique d’un mot ce qui se cache sous les dehors et satisfasse vos étonnemens au retour de chaque excursion. On m’a procuré le premier. Quant au second, j’ai l’inestimable bonheur de le rencontrer dans la personne de M. Dabry de Thiersant, consul général de France, qui ne m’a pas permis, dès qu’il a su mon arrivée, de résider ailleurs que sous son toit, et chez qui je trouve réunis les charmes de la plus gracieuse hospitalité et l’attrait d’une conversation piquante et intarissable. Résidant depuis longtemps en Chine, possédant à fond la langue, initié par ses longues études à l’histoire de la civilisation, aux mystères de la politique et de l’administration, M. de Thiersant est non-seulement le plus séduisant, mais le plus instruit et plus instructif des hommes que le hasard, souvent heureux, des voyages m’ait fait rencontrer.

Le consulat se trouve placé à trois quarts d’heure de la concession, au milieu de la ville tartare, dans un yamen (palais de fonctionnaire chinois) approprié aux usages européens. Canton est en effet, comme toutes les grandes villes de la Chine, divisé en ville chinoise, ville tartare et faubourgs ; chacune des deux villes a son enceinte de murailles et communique avec l’autre par quatre portes monumentales. Dans les faubourgs, plus sales, plus infects, plus misérables d’aspect que tout le reste, s’exercent les industries locales, se tisse la soie, se fabriquent les meubles de bois dur qui portent dans le commerce le nom de meubles de Canton ; c’est là, dans de misérables échoppes, où l’on ne pénètre qu’avec dégoût, que l’ouvrier chinois produit, à force de patience et de dextérité, ces merveilles de goût que se disputent les amateurs parisiens. Dans la ville chinoise s’exerce le commerce proprement dit. Dans la ville