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qu’il élève sur le Trentin et sur l’Istrie doivent nous servir d’avertissement. Aussi bien ce qui déplaît aux Magyars et aux constitutionnels est fait pour nous plaire. Ils veulent le statu quo en Turquie parce qu’ils veulent le statu quo des deux côtés de la Leitha. Ils ne s’y trompent point, la politique d’annexion porterait un coup fatal à la constitution dualiste et au régime parlementaire que nous détestons. La guerre éclatera bientôt à nos portes, imposons silence aux parlemens et à la presse, aidons la Russie à démembrer l’empire ottoman et profitons de la circonstance pour réformer à notre aise le ménage de l’état. — Ainsi raisonne le parti de l’action, et on l’accuse de vouloir profiter de la politique étrangère pour faire une révolution à l’intérieur, on le soupçonne de rêver un 4 septembre impérialiste.

Le comte Andrassy ne veut point faire un 4 septembre impérialiste, mais il ménage le parti de l’action, comme il ménage les Hongrois et les constitutionnels, car il est condamné à ménager tout le monde et à ne contenter personne. Représenter les intérêts communs dans un pays où les intérêts particuliers passionnent seuls les esprits, faire de la politique austro-hongroise sans indisposer les Slaves, sans se brouiller avec la Russie, sans trop s’engager avec elle, et de plus avoir toujours le regard dirigé sur Berlin pour tâcher de pénétrer le mystère de la politique allemande, c’est un dur métier, et celui qui le fait mérite qu’on l’admire et qu’on le plaigne. En 1867, un homme d’état prussien très connu s’exprimait ainsi dans une lettre qu’il adressait à un ami et qui, croyons-nous, n’a pas été publiée : « M. de Beust, écrivait-il, ne trouve personne en Autriche qui veuille servir ses idées avec joie, avec empressement, personne parmi ses agens ou ses collègues qui puisse pressentir délicatement ses intentions, ses combinaisons politiques, personne qui sache être modeste et s’incliner devant le talent. Il est à la fois l’acteur et le souffleur, et je sais par ma propre expérience combien ce double rôle est difficile à jouer. On m’écrit de Vienne qu’il n’a encore ni confident, ni favori, ni amitié dévouée, ni ennemis déclarés ; un homme d’état a besoin de ces deux choses pour mener à bien ses entreprises. » La situation du comte Andrassy en 1876 est-elle fort différente de celle qui était faite à M. de Beust dès 1867 ?

Si l’état général de l’Europe semble conspirer en faveur des projets de la Russie et l’engager à beaucoup oser, n’y a-t-il pour elle aucun danger à suivre son entreprise ? N’a-t-elle rien à craindre ni aucune raison d’être prudente et d’hésiter ? Les vents sont favorables, le ciel est beau ; on y aperçoit pourtant un nuage, un de ces nuages mystérieux, aux contours indécis, dont la forme change à tout instant ; tel était aux yeux de Polonius celui qu’Hamlet lui montrait du doigt et qui ressemblait tour à tour à un chameau, à une belette, à une baleine, backed like a weasel or like à whale. La politique de M. de Bismarck inspire-t-elle aux hommes d’état de Saint-Pétersbourg une confiance