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Alphonse Daudet, c’est-à-dire des qualités directement contraires à celles qu’on lui arrache d’ordinaire, et c’est bien là un des miracles les plus faits pour étonner qu’elle ait jamais accomplis.

L’assimilation des élémens fournis par l’étude n’a pas été cependant tellement complète qu’on ne puisse distinguer parfois la trace des influences subies. J’aperçois çà et là dans le style un peu de Victor Hugo, dans certaines coupes de phrases beaucoup de Michelet. Ailleurs de petites bizarreries de sentiment trahissent la lecture des humoristes anglais ; plusieurs fois, par exemple dans le si touchant et si original épisode du petit roi nègre Madou, du roman de Jack, certaines interjections introduites quelque peu artificiellement dans le récit révèlent la lecture de Sterne. Ce ne sont là, il est vrai, que des imitations de détail ; mais il est deux hommes dont l’influence est aisément reconnaissable dans les deux romans principaux de M. Daudet, Gustave Flaubert et Charles Dickens. Il y a plus de Flaubert que de Dickens dans Fromont jeune et Risler aîné ; il y a plus de Dickens que de Flaubert dans Jack.

Il ne faut pas cependant exagérer la part qui peut revenir à M. Flaubert dans le roman qui a fondé la réputation d’Alphonse Daudet. Certainement M. Daudet a eu Mme Bovary présente au souvenir pendant qu’il écrivait Fromont jeune, mais je ne saurais trouver aucune ressemblance entre les sujets des deux livres. Il s’en faut aussi de beaucoup, malheureusement pour Alphonse Daudet, que son très dramatique et très émouvant récit ait la valeur de l’œuvre, déplaisante peut-être mais si forte, de Gustave Flaubert. Vingt ans se sont écoulés depuis l’apparition de Mme Bovary, et cependant personne encore, à notre avis, n’a porté sur ce livre remarquable un jugement sérieux. Osons exprimer le nôtre en toute franchise, aussi bien il n’engage que nous seul. Savez-vous bien que ce livre est de ceux qui font date non-seulement dans une littérature, mais dans l’histoire morale d’une nation, parce qu’ils mettent fin à certaines influences longtemps souveraines et qu’en y mettant fin ils changent les conditions de l’optique et de l’hygiène de l’esprit public ? Mme Bovary a été en toute réalité, pour le faux idéal mis à la mode par l’école romantique et pour la dangereuse sentimentalité qui en était la conséquence, ce que le Don Quichotte a été pour la manie chevaleresque trop longtemps prolongée de l’Espagne, ou encore ce que les Précieuses ridicules et les Femmes savantes de Molière ont été pour l’influence de l’hôtel de Rambouillet. Je préfère cependant le premier de ces deux tenues de comparaison, quoiqu’il soit le plus élevé, comme étant le plus exact et le plus étroit, car de même que Cervantes a porté le coup de mort à la manie chevaleresque avec les armes mêmes de la chevalerie, c’est avec les procédés mêmes