Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/630

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’ils lui ont faite. Les œuvres littéraires, surtout les œuvres d’imagination, peuvent se diviser en deux grandes catégories répondant aux deux genres de célébrité qu’elles procurent. Il en est qui se présentent tellement complètes, qui épuisent si absolument leur matière, ou qui sont des rencontres de talent si particulières et si originales, qu’elles dispensent leur auteur de recommencer et qu’elles lui assurent du premier coup une célébrité si fortement assise que toutes les productions faibles ou mal venues qui pourront succéder seront impuissantes à l’effacer. En voulez-vous un exemple tout contemporain ? voyez M. Gustave Flaubert. Il aura beau multiplier les productions imparfaites ou mal conçues, il restera jusqu’à la fin de ses jours l’auteur de Mme Bovary, et toutes les Tentations de saint Antoine ou les Éducations sentimentales du monde n’y feront rien. Déplaisante ou sympathique, l’auteur a fait son œuvre, et il n’importe pas qu’il l’ait faite à ses débuts plutôt qu’à tout autre moment de sa carrière, il peut s’en tenir là. Il est au contraire d’autres œuvres, et celles-là sont les plus nombreuses, qui sont comme des promesses dont on attend la réalisation, ou encore des commencemens dont on attend la suite. Que l’auteur ne réalise pas ces promesses, qu’il ne donne pas suite à ces commencemens, et ces œuvres, quelques qualités qui les distinguent ou quelques belles parties qu’elles contiennent, ne le soutiendront pas contre les insuccès de l’avenir ou contre les défaillances ou les erreurs de son talent. Si la suite de la carrière de M. Daudet répond à ses deux succès des dernières années, une bien haute place lui est destinée dans notre nouvelle littérature d’imagination ; mais cette place, il serait peut-être téméraire de la lui assigner dès aujourd’hui, et, laissant au temps ce soin, nous nous contenterons de lui signaler le genre de péril que lui crée le succès qu’il a obtenu.

Il y a dans le talent d’Alphonse Daudet un contraste singulier dont il est assez malaisé de trouver l’explication. Voici maintenant quinze ans environ que l’auteur a fait ses débuts littéraires, débuts modestes, remarqués d’abord seulement des dilettanti avides de se tenir au courant du mouvement intellectuel, et qui se sont continués pendant bien longtemps sous cent formes gracieuses. Nous l’avons vu tâtonner longuement et en apparence cherchant sa voie, sans cesse en travail sur lui-même, mais toujours dans de petits genres, multipliant les courtes nouvelles, les miniatures de récits, les esquisses, les impressions descriptives, les fantaisies ; si bien que pendant des années il put sembler aux plus clairvoyans qu’il était fait surtout pour les petites compositions qui demandent de la grâce et du sentiment ; quant aux grandes compositions, à celles qui réclament longue haleine, énergie de suite dans le travail et puissance de concentration des facultés, la supposition qu’il pût y