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toutes les histoires racontées par M. André Theuriet, Mlle Guignon est la plus fine et la plus précieuse, celle qui repose sur la donnée psychologique la plus curieuse et la plus profonde ; c’est son œuvre originale, sa vraie trouvaille personnelle, car il y a saisi dans son principe et suivi dans ses conséquences un état d’âme peu connu, mais qui est un des plus navrans et des plus incurables dont puisse souffrir notre nature morale. La Fortune d’Angèle, plus dramatique peut-être dans le sens habituel du mot, beaucoup mieux faite pour être comprise d’un plus grand nombre, est cependant d’ordre moins rare. C’est une histoire d’occurrence ordinaire que celle de cette naïve enfant de la province venue à Paris pour s’y révéler grande tragédienne et qui rencontre un engagement de café chantant, mais le titre en est piquant et en rajeunit la tristesse. La fortune poursuivie par Angèle et sur laquelle elle met la main, c’est l’amour déçu, l’abandon et la mort. Si la donnée de ce roman n’est pas très neuve, les personnages en revanche en sont originaux, et il s’y rencontre plusieurs scènes réellement fortes. De ce nombre est la scène de nuit, lorsque Angèle, restée seule à Paris, sort de chez elle hallucinée par l’effroi et parcourt en somnambule les rues et les quais ; c’est presque la scène du suicide manqué de Désirée Delobelle dans le Fromont jeune d’Alphonse Daudet. Ces sortes de scènes ne sont pas rares chez André Theuriet, et si elles n’y sont pas plus remarquées, c’est que l’auteur, lorsqu’il les rencontre, sans doute par obéissance à cette modération qui est la qualité régulatrice de son esprit, se refuse le droit de les pousser comme elles veulent être poussées, c’est-à-dire à toute outrance. J’indique encore cette scène de son dernier roman, où Raymonde, folle de désespoir, s’échappe de la maison paternelle et vient sous l’orage frapper de nuit à la porte du vieux Noël pour le supplier de dissiper le malentendu qui lui enlève le cœur de son amant ; elle est d’une invention dramatique excellente et ne demandait qu’un peu plus de violence pour produire tout son effet. Que M. André Theuriet prenne plus de confiance en lui-même, qu’il se rappelle l’exemple d’Octave Feuillet, qui, fatigué de s’entendre toujours louer pour ses qualités d’élégance et de finesse, résolut de prouver un beau jour que sous ce velours souple, et doux son talent cachait une mâle énergie, et qu’il ose.

Si la vigueur a semblé jusqu’ici faire un peu défaut à André Theuriet, en revanche la facilité est au nombre des dons qu’il a le plus pleinement reçus, et de cette facilité ses personnages sont la preuve. Conçus sans prétention, ils sont nés sans effort. Ils ne visent pas à être des types, ils se contentent d’être des individualités très vivantes et des portraits très ressemblans. Il ne se peut que vous n’ayez pas rencontré en quelque réunion de poètes le joyeux Marius