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Nous dirons de la psychologie de Gustave Droz ce que nous avons dit de sa sensibilité, elle ne vaut pas son ironie ; j’en prends à témoin le Cahier bleu de Mlle Cibot, un vilain petit livre, en dépit du succès qu’il a obtenu, plein de laids détails faits pour inspirer la plus navrante tristesse, et aussi agaçant que l’humeur de ce mari% affligé d’une maladie d’estomac dont l’auteur a tracé un portrait physiologique si ressemblant. Comme je suppose que le livre a été lu par tout le monde, j’en viens tout de suite au point unique que je veux mettre en lumière, et j’avoue qu’il m’est impossible de parvenir à comprendre la chute de l’héroïne. Que Mme Laumel, née Cibot de Larive, éprouve la tentation de se perdre, cela n’a rien que de fort ordinaire, mais qu’elle se perde dans les circonstances et dans l’état d’âme où l’auteur l’a placée au moment de sa chute, cela est beaucoup plus inadmissible. Obsédée d’inquiétudes pour l’avenir de son ménage, la pensée de faire part au jeune comte de Marsil des besoins d’argent de son mari et d’implorer de lui un dévoûment dont il lui a donné la banale assurance a traversé vaguement son cerveau. Ses pas se portent comme d’eux-mêmes vers la demeure du comte ; elle entre, s’assied, et se perd séance tenante sans que sa mémoire lui rappelle un seul instant que la situation où elle se trouve n’est ni de celles qui autorisent les jeux de l’amour et du hasard, ni de celles qui les rendent aimables. Bien qu’elle ait pour le comte un goût qui ne demande qu’à devenir de l’amour, si l’inquiétude que l’auteur lui prête est vraie, cette inquiétude est trop forte pour laisser place en ce moment à toute autre préoccupation et à tout autre sentiment. Sa conduite se comprendrait d’une aventurière de profession ; celle-là se livrerait d’emblée pour prendre arrhes sur le comte et s’assurer en toute certitude l’appui qu’elle compte réclamer comme paiement du don d’elle-même ; mais Mme Laumel n’est pas une aventurière, c’est une personne d’éducation raffinée, d’âme tolérablement délicate, pourvue d’un fonds de piété passable, incapable par conséquent d’un calcul aussi odieusement pratique. C’est précisément parce qu’elle aime le comte qu’elle ne se livrera pas, car elle sentira qu’elle ne peut que mal aimer ne pouvant aimer avec liberté, car la pensée qu’elle est venue en solliciteuse suffira pour glacer ses désirs et lui faire repousser les caresses de son amant, car le souvenir de sa situation besoigneuse l’avertira que céder à l’amour en tel moment serait un crime d’égoïsme monstrueux, comme le serait une satisfaction adultère prise au moment de la déclaration d’une faillite ou au chevet même d’un mourant. A défaut de délicatesse plus élevée, le sentiment de ses plaisirs dont elle craindra d’attrister les ivresses la soutiendra contre ses entraînemens ; redoutant de mal aimer, elle redoutera d’être mal aimée, et hésitera avant de porter au comte une âme