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aujourd’hui le jour de la Pentecôte, le jour où nous fêtons le plus grand des miracles. » Si Bunsen parlait de la sorte, on peut deviner ce que pensaient tant d’autres personnes frappées des allures impétueuses de ce voyage autant que subjuguées et séduites par l’air imposant du tsar. Les imaginations étaient en feu. Qu’allait-il faire à Londres ? on ne savait ; ce dont on était sûr, c’est qu’il ne se rendait pas ainsi, et subitement, d’un bout de l’Europe à l’autre, pour une affaire d’importance médiocre. C’étaient donc de grandes choses qui se préparaient. Bunsen, un peu calmé depuis la veille, réfléchissait de sang-froid aux causes de ce voyage ; il cessait d’y associer les souvenirs de la Pentecôte, les sublimités de l’esprit saint, et il écrivait plus simplement à sa femme :

« Sans-Souci, le lundi de la Pentecôte, midi.

« Le roi est allé à l’église à Berlin, j’ai donc le loisir de t’adresser encore quelques réflexions et je veux le mettre à profit.

« Je ne puis revenir de mon étonnement au sujet de la résolution de l’empereur. Que veut-il ? Premièrement, être désagréable au roi Louis-Philippe. Deuxièmement, imiter le roi Frédéric-Guillaume IV dans sa galanterie princière envers la souveraine des îles. Troisièmement, disposer favorablement la reine Victoria, Peel, Wellington, et les éloigner de la France. Ce dernier but est le seul raisonnable ; c’est donc la pensée politique du cabinet de Saint-Pétersbourg et le fondement de la politique de Brünnow.

« Disposer favorablement la reine Victoria, Peel, Wellington, fort bien,… mais pourquoi ? Pour nulle autre chose que celle-ci : pour des plans qui intéressent un prochain avenir et au sujet desquels il ne voudrait pas voir l’Angleterre et la France sur une même ligne. Il pourra bien à ce propos confirmer les ministres anglais dans la conviction où ils sont déjà, que jamais lui, le tsar, ne tendra la main à la France pour un traité d’alliance, traité que souhaitent tous les autres hommes d’État russes, afin de partager la Turquie sans consulter ni l’Angleterre ni l’Allemagne ; mais après ? après ? Ah ! c’est là que le monde est enfermé derrière des palissades qui lui cachent la vue des choses. L’Angleterre ne donne aucune promesse éventuelle, l’Angleterre n’accepte aucune obligation éventuelle ; parmi ses hommes d’état d’aujourd’hui, il n’en est pas un qui soit de force à concevoir au sujet de la Turquie une politique prévoyante, et à saisir la cognée par le manche ; mais s’il en existait un, celui-là serait obligé de réserver ses décisions pour le moment de la crise, il ne pourrait pas les prendre en vue de l’avenir. Ainsi, en fin de compte, c’est un caprice de l’autocrate qui lui a inspiré la pensée de ce voyage, une audacieuse pensée, après tout ! »

Une audacieuse pensée, des allures triomphales, un voyage qui