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Pour satisfaire sur ce point notre curiosité, il faut consulter les Mémoires du baron de Bunsen. Bunsen, ambassadeur de Prusse à Londres, se trouvait alors à Berlin, mais le voyage du tsar l’occupait beaucoup, il le considérait comme un événement qui pouvait avoir une grande place dans l’histoire du monde[1], et sa femme, qui était restée en Angleterre, lui adressait sur le séjour de l’illustre visiteur des lettres qui ne manquent pas d’intérêt. Or on voit par ces lettres de la baronne de Bunsen, comme par celles de son mari, que la présence de tant de Polonais à Londres leur causait une vive inquiétude. « Quel courage ! disait Bunsen en voyant le tsar partir de Berlin pour Londres aux derniers jours de mai 1844 ; quel courage ! s’en aller ainsi au milieu de 500 Polonais qui ont juré sa mort ! » Et quelques jours plus tard, le 7 juin, sa femme lui écrivait de Carlton-Terrace : « J’ai reçu hier deux invitations qui me feront rencontrer l’empereur de Russie, l’une de la reine pour ce soir même, l’autre du duc de Devonshire pour demain soir à Chiswick. J’aurai donc deux fois l’occasion de voir le personnage qui est l’objet de la curiosité universelle. Jusqu’à présent, partout où il a paru, il a été salué d’acclamations. Un homme qui a bonne mine plaît toujours à John Bull, c’est une faiblesse nationale ; en outre John Bull est flatté de voir qu’une telle visite est faite, qu’une telle attention est accordée à sa reine et à lui-même. L’empereur a causé un grand effroi à Brünnow et à sa suite, voici comment : il s’était engagé tout seul et impétueusement, au plus fort de la mêlée populaire, sur le champ de courses d’Ascott. Brünnow et ses gens, qui essayèrent de le suivre, ne le rejoignirent qu’à grand’peine, tandis que, revêtu de son uniforme, il se frayait un passage à travers la cohue. Il se mit à rire en voyant leur inquiétude : « Qu’avez-vous ? leur dit-il. Ces gens-là ne me feront rien. » Mme de Bunsen ajoute : « Chacun pense avec angoisse à ce que peuvent faire les Polonais. »

En résumé, le tsar avait plu au peuple par sa haute mine et son courage, il avait plu à bien des personnes de la cour par ses prévenances, ses empressemens, ses galanteries, par cette manière inattendue de déployer, comme dit M. Guizot, « sa bonne grâce et sa grandeur ; » politiquement, soit auprès de la reine, soit auprès des ministres, il avait échoué. L’entente cordiale de la France et de l’Angleterre était exactement, au départ de l’empereur, ce qu’elle était à son arrivée. Stockmar, qui n’est pas suspect de partialité pour la France, ne laisse aucun doute à ce sujet.

  1. « Die Reise hierher and nach London kann weltgeschichtlich bedeutend werden. » Christian Carl Josias Freiherr von Bunsen ans seinen Briefen, etc. Leipzig. 1869, t. II, p. 262.