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le yacht Victoria and Albert. Nous sommes montés. Le roi était ému, la reine aussi. Il l’a embrassée. Elle m’a dit : « Je suis charmée de vous revoir ici. » Elle est descendue avec le prince Albert dans le canot du roi. À mesure que nous approchions du rivage, les saluts des canons et des équipages sur les bâtimens s’animaient, redoublaient. Ceux de la terre s’y sont joints. La reine, en mettant pied à terre, avait la figure la plus épanouie que je lui aie jamais vue : de l’émotion, un peu de surprise, surtout un vif plaisir à être reçue de la sorte. Beaucoup de shakehand dans la tente royale. Puis les calèches et la route. Le God save the Queen, et autant de vive la reine ! vive la reine d’Angleterre ! que de vive le roi ! »

Où donc allait ce brillant cortège au milieu des vivats et aux accens du God save the Queen ? Il se rendait du Tréport au château d’Eu. La reine d’Angleterre avait voulu spontanément faire une visite au roi des Français et à la famille royale. C’était une visite d’amitié, non un voyage de plaisir. C’est pourquoi elle avait exprimé le désir d’être reçue au château d’Eu et de ne pas aller à Paris. On ne s’interdisait pas toutefois d’y parler politique, car on avait tout lieu de penser que ces conversations ne feraient qu’affermir un accord également utile et honorable aux deux pays. Lord Aberdeen, le chef du foreign office, avait accompagné la reine au château d’Eu, et il y eut des entretiens avec M. Guizot sur tous les sujets en litige. Pourquoi en eût-on fait mystère ? On n’avait rien à cacher. La situation était claire comme le jour. Ce qu’on poursuivait de part et d’autre, c’était le maintien des bonnes relations entre la libérale Angleterre et la France de 1830.

Il est facile de deviner ici le mécontentement des puissances du nord. À Paris, dès la première annonce du voyage de la reine, certaines légations n’avaient pas dissimulé leur dépit. Il y eut même à ce propos des paroles inconvenantes, « Un roi n’eût pas fait cela, disait tel diplomate ; c’est une fantaisie de petite fille. » Ces boutades si peu dignes ne faisaient que marquer avec plus de force le caractère politique de l’événement. En Prusse et en Russie, l’impression fut bien plus vive encore, A Berlin, le comte Bresson avait le droit de triompher. Lui qui, en 1842, n’avait pu décider le royal parrain du prince de Galles à passer au moins par la France, voyait aujourd’hui la reine d’Angleterre s’inviter elle-menue cordialement et familièrement au foyer du roi des Français. « Mon plaisir, écrivait-il à M. Guizot, ne sera égalé que par le déplaisir qu’on en éprouvera à Pétersbourg et autres lieux. » Ces autres lieux n’ont pas besoin d’une désignation plus claire. Le comte Bresson ajoute : « Que nous importe maintenant que tel ou tel prince, de grande, moyenne ou petite cour, juge que ses principes ne lui permettent pas de