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mystique[1]. Frédéric-Guillaume, avant de partir pour Windsor, avait-il reçu du tsar quelque message secret ? Nous en sommes sur ce point réduit aux conjectures, mais quelle conjecture serait plus naturelle que celle-là ? Le tsar lui aura écrit en substance : « Vous voilà le parrain du prince de Galles. Ne manquez pas de vous rendre en Angleterre. L’occasion est trop belle pour être négligée. Vous pourrez parler politique à la reine et à ses ministres sans que la diplomatie française vous tienne en défiance. Il s’agit de nous rattacher l’Angleterre et le cabinet tory. La question belge peut offrir un moyen excellent de brouiller lord Aberdeen avec M. Guizot. » Le tsar ne demandait rien qui fût contraire aux idées du roi de Prusse et pût alarmer sa conscience ; le roi aura donc essayé de s’acquitter au mieux de sa mission, et de là cette conversation extraordinaire qui nous est rapportée par le baron de Stockmar. Encore une fois, ce n’est là qu’une conjecture, mais qu’on l’accueille ou qu’on l’écarte, il n’en reste pas moins un fait très digne d’attention : c’est que le roi de Prusse a essayé de nuire à la France dans l’opinion des hommes d’état anglais, et que la partie diplomatique dont nous parlions est nettement engagée.


II

Un an et demi après la visite que nous venons de raconter, le samedi 2 septembre 1843, il y avait grande fête dans un de nos ports de Normandie. Tous les bâtimens étaient pavoisés, toute la ville était en liesse. Partout, sur mer et sur terre, aux fenêtres et aux mâtures, sur les quais, sur les jetées, sur les rives prochaines, une foule immense attendait un événement. Enfin à cinq heures un quart, des salves de canon retentirent et des acclamations éclatèrent. C’était le signal annonçant que le yacht de la reine d’Angleterre, le Victoria and Albert, était en vue du Tréport.

« À cinq heures trois quarts, écrit M. Guizot dans une lettre expédiée le soir même, nous nous sommes embarqués dans le canot royal, le roi, les princes, lord Cowley, l’amiral Mackau et moi, pour aller au-devant de la reine. Nous avons fait en mer un demi-mille. La plus belle mer, le plus beau ciel, la terre couverte de toute la population des environs. Nos six bâtimens sous voiles, bien pavoisés, pavillons français et anglais, saluaient bruyamment, gaîment. Le canon couvrait à peine les cris des matelots. Nous avons abordé

  1. Sur ces rapports de Frédéric-Guillaume IV et de Nicolas Ier voyez notre étude publiée ici même sous ce titre, le Roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen, quatrième partie, l’Avènement du second empire et la guerre de Crimée. 1er  Janvier 1874.