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contredire absolument cette assertion. Il l’appelait le grand, le sage homme d’état, auquel il avait des obligations extraordinaires et qu’il était décidé à suivre, considérant cela comme le premier de ses devoirs. Je crus entrevoir cependant que ces paroles étaient dites dans une intention très spéciale : le roi voulait m’empêcher d’accorder une trop grande signification pratique à ce qu’il m’avait dit de son rôle vis-à-vis de l’Allemagne.

« Pendant ce discours, qui dura environ une heure, je n’avais pas interrompu le roi une seule fois. Quand il parut avoir épuisé sa matière, je me bornai à quelques remarques concentrées qui renfermaient au fond des objections. Je trouvai naturel que la révolution belge fût odieuse à Berlin. D’une chose que l’on hait, on ne peut guère se faire à distance une idée exacte et équitable. Cette défaveur avait dû nécessairement s’appliquer aussi à la personne du roi Léopold. La rupture des relations si amicales autrefois entre le prince royal de Prusse et le prince Léopold était pour ce dernier un sujet d’émotions et de réflexions douloureuses. À ce point de vue-là seulement, et à part tout résultat politique, je devais désirer de tout mon cœur qu’il pût convenir au roi de mettre à profit l’occasion présente pour s’expliquer avec Léopold en toute franchise, en toute amitié, en toute confiance.

« Une telle conversation à cœur ouvert serait le meilleur moyen de lui donner une juste idée des sentimens politiques de Léopold. Je rappelai au roi, en termes très simples, quelle était la situation politique de l’Europe en 1830, combien l’Europe devait à la résolution prise alors par Léopold, combien les puissances du Nord avaient tenu une conduite équivoque dans le règlement d’une affaire qui n’avait été entreprise pourtant qu’en vue du bien général, et combien par cette politique, à mes yeux si funeste, elles avaient contribué précisément à produire l’état de choses dont le roi venait de se plaindre.

« À cette apostrophe je vis la physionomie calme et bienveillante du roi changer tout à coup ; elle était contrainte, soucieuse, embarrassée. Je sentis que l’habitude d’une cour militaire et absolutiste lui faisait paraître mon langage un peu trop nu. Je continuai pourtant sans me troubler, je développai les raisons pour lesquelles il m’était impossible de croire l’existence de la Belgique aussi absolument précaire que le disait le roi. Dans le cas d’une guerre générale, la Belgique aurait autant de chances pour elle que tout autre état du troisième rang. Sa politique pouvait se réduire à maintenir sa neutralité contre tous, et, si cette neutralité subissait une atteinte, à s’unir avec la puissance qui aurait intérêt à la défendre. Le succès de cette politique dépendrait principalement de la justesse et de la promptitude des résolutions chez le roi Léopold, ainsi que de l’énergie de l’exécution.

« L’idée qu’on pouvait encore parler de l’avenir de la Belgique sans le croire perdu sans retour étonna le roi, mais d’une façon plutôt