Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/511

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus vivement. « Mais comment donc, lui dis-je, le cabotage, qui n’a jamais enrichi personne, a-t-il pu faire un millionnaire ? — Mon dieu, Ernest, que tu es entêté ! Je t’ai déjà dit de ne pas me demander cela. Z… est le seul homme un peu comme il faut de notre monde ; il a une belle position ; il est riche, estimé, on ne lui demande pas compte de la manière dont il a pu acquérir sa fortune. — Dites-le-moi tout de même. — Eh bien, que veux-tu ? On ne devient pas riche sans se salir un peu. Il avait fait la traite des nègres… »

Un peuple noble, bon seulement pour servir des nobles, en harmonie d’idées avec eux, est de notre temps un peuple placé à l’antipode de ce qu’on appelle la saine économie politique et destiné à mourir de faim. Pour les délicats, retenus par une foule de points d’honneur, la concurrence est impossible avec de prosaïques lutteurs, bien décidés à ne se priver d’aucun avantage dans la bataille de la vie. C’est ce que je découvris bien vite, dès que je commençai à connaître un peu la planète où nous vivons. Alors s’établit en moi une lutte ou plutôt une dualité, qui a été le secret de toutes mes opinions. Je n’abandonnai nullement mon goût pour l’idéal ; je l’ai plus vif que jamais, je l’aurai toujours ; le moindre acte de vertu, le moindre grain de talent, me paraissent infiniment supérieurs à toutes les richesses, à tous les succès du monde ; mais comme j’avais l’esprit juste, je vis en même temps que l’idéal et la réalité n’ont rien à faire ensemble ; que le monde, jusqu’à nouvel ordre, est voué sans appel à la platitude, à la médiocrité ; que la cause qui plaît aux âmes bien nées est sûre d’être vaincue ; que ce qui est vrai en littérature, en poésie, aux yeux des gens raffinés, est toujours faux dans le monde grossier des faits accomplis. Les événemens qui suivirent la révolution de 1848 me fortifièrent dans cette idée. Il se trouva que les plus beaux rêves, transportés dans le domaine des faits, avaient été funestes, et que les choses humaines n’allèrent jamais mieux que quand les idéologues cessèrent de s’en occuper. Je m’habituai dès lors à suivre une règle singulière, c’est de prendre pour mes jugemens pratiques le contre-pied exact de mes jugemens théoriques, de ne regarder comme possible que ce qui contredisait mes aspirations. Une expérience assez suivie, en effet, m’avait montré que la cause que j’aimais échouait toujours et que ce qui me répugnait était ce qui devait triompher. Plus une solution politique fut chétive, plus elle me parut dès lors avoir de chances pour réussir dans le monde des réalités.

En fait, je n’ai d’amour que pour les caractères d’un idéalisme absolu, martyrs, héros, utopistes, amis de l’impossible. De ceux-là seuls je m’occupe ; ils sont, si j’ose le dire, ma spécialité. Mais je vois ce que ne voient pas les exaltés, je vois, dis-je, que ces grands