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sorte l’envers d’une grande époque, on ne les donne pas au public sans éveiller de nombreuses susceptibilités, ni sans courir le risque de réclamations nombreuses. Pendant un long temps, il ne fut octroyé qu’à de rares privilégiés de parcourir les Mémoires de Saint-Simon. Certainement il y a peu d’exemples, chez Mme de Sévigné, de cette âpreté de style qui fouille au plus profond des cœurs. Heureuse et souriante, elle n’a pas, comme le duc et pair, de bile à décharger, ou du moins, — c’est elle qui le dit, et nullement au figuré, — « elle rend un peu sa gorge tous les matins, et le reste du jour elle est gaillarde, sans qu’il soit question d’aucune bile. » Jamais elle ne s’est déchaînée contre personne avec cette fureur persuasive de la passion qui donne à la calomnie même un air de vérité ; mais enfin elle est femme qui dit franchement les choses, comme elle les sait, comme elles lui viennent, et qui ne se défendra pas d’un plaisir de mère à charger le trait ou aiguiser la pointe, si seulement elle y trouve de quoi dérider « la plus jolie fille de France, » devenue là-bas, dans sa Provence, la froide et rêche comtesse de Grignan. J’avoue que de notre temps on n’y regarde pas de si près, et c’est même tant mieux pour la malignité publique si des mémoires ou des lettres privées font scandale. Quelque bon mot s’y rencontre-t-il qui puisse détacher du souvenir d’un mort illustre une vieille affection qui survivait : c’est à ce coup que le livre s’enlève, et il n’y a rien au-delà. Mais au XVIIe, au XVIIIe siècle, on se piquait encore de quelques ménagemens à garder.

D’autres suppressions avaient porté sur des détails de famille, affaires d’argent et de santé. Mme de Simiane n’avait pas cru qu’il fût bien utile d’apprendre à la postérité quel temps de l’année Mme de Sévigné choisissait pour se purger. Elle n’avait pas cru qu’il importât beaucoup à l’érudition d’un siècle trop curieux de savoir le secret des froideurs et des douleurs que Mme de Grignan avait aux jambes, ni de connaître par le menu le journal de ses grossesses. Marquise ! vous ne vous doutiez pas qu’un jour la physiologie régenterait la critique et l’histoire, et que des maîtres écriraient que « la physiologie et l’hygiène d’un écrivain sont devenues un des chapitres indispensables de l’analyse qu’on fait de son talent. » Encore bien moins, Mme de Simiane pouvait-elle permettre qu’on imprimât tout vifs, sans parler des affaires d’argent, ces passages accusateurs de sa propre mère, d’où l’on a pu conclure, avec apparence de raison, que Mme de Grignan, non-seulement n’avait pas répondu comme on eût aimé qu’elle répondît aux touchantes exagérations de l’amour de Mme de Sévigné, mais encore qu’elle en avait peut-être été plus souvent importunée qu’émue.

Et c’est ainsi que l’un après l’autre auraient disparu les traits de la physionomie de Mme de Sévigné, s’ils avaient pu disparaître, et qu’ils n’eussent pas tous été ramassés, par bonheur, dans dix lignes de sa correspondance.