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en campagne l’inventeur et le fondateur : le premier a l’idée, le second l’exécute. Un journal financier raconte d’une façon plaisante toute la procédure. « Dans un vallon solitaire vous rencontrez une cheminée abandonnée : d’un coup de baguette, cette ruine est transformée en fabrique de machines. Sur une colline tourne un moulin à vent ; le corps est vieux, les ailes délabrées : voilà de quoi faire une société par actions des moulins réunis. Au bord d’un ruisseau pourrit une vieille barque, c’est le commencement d’un Lloyd. Avec une boutique de charpentier, vous avez les élémens d’une société de « livraison de matériaux de construction. » Que sais-je ? Bons bourgeois, veillez sur vos blanchisseuses ! Si vous les laissez errer seules dans les rues, l’inventeur les rencontrera ; il les embauchera dans une « blanchisserie par actions ! » Les propriétaires d’établissemens anciens et prospères étaient l’objet des plus importunes sollicitations de la part d’hommes qui voulaient acheter leurs maisons pour les exploiter au moyen de sociétés par actions. Très rares furent ceux qui résistèrent, comme fit ce propriétaire du plus grand établissement métallurgique de Berlin, qui refusa 12 millions de thaler. On cite des industriels, par exemple un « entrepreneur de nettoyages de garde-robe, » qui firent lithographier leurs lettres de refus. Le très grand nombre céda ; des maisons jusque-là très solides furent ainsi compromises ; mais le moyen de résister ? Un fabricant de machines reçut une telle somme d’argent qu’il distribua 50,000 thaler entre ses employés et ses ouvriers avant de les quitter. Naturellement l’industriel et le commerçant compromis allaient au-devant des propositions, ou bien se mettaient eux-mêmes à la tête d’une société par actions. Il suffisait de s’adresser au banquier qui avait la vogue pour de telles entreprises ; le banquier vendait cher sa signature, et 10,000 thaler n’étaient point pour le tenter ; mais cette signature amenait les actionnaires, et les actionnaires d’une affaire véreuse ne sauraient se payer trop cher.

M. Glagau raconte l’histoire de la fondation d’une de ces sociétés, qui peut témoigner pour toutes les autres. La voici avec des noms d’emprunt. M. Durand, qui veut vendre sa fabrique, est mis en rapport avec M. Dupont, entrepreneur de sociétés par actions. La fabrique vaut 250,000 thaler ; eu égard à la grandeur des temps où l’on vit, Durand demande 400,000 thaler. C’est accordé, mais après qu’il a été bien entendu que, si Dupont ne réussit pas dans l’entreprise, Durand reprendra son bien sans indemnité. Provisoirement il ne reçoit pas même un pfennig. Dupont s’abouche alors avec des amis et camarades. On se partage les rôles du syndicat de fondation, de premiers signataires, de membres du conseil de