Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/369

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas ou n’existe qu’à peine chez l’individu dont l’esprit est sain, me paraît manifester un état morbide. L’intelligence ne fonctionne donc plus régulièrement, puisqu’elle se prête si vite et si volontiers aux exigences d’une passion qui devient dominante, et peut-être même la passion ne prend-elle un si soudain et si complet empire que parce que l’intelligence altérée ne produit plus que des chimères.

Que les facultés intellectuelles soient atteintes en même temps que les facultés instinctives, c’est ce qui nous paraît résulter d’une interprétation plus exacte des faits. Tel fou croit que sa jambe est de verre et ne veut plus faire un mouvement de crainte de la briser. M. Despine voit là une exaltation morbide d’une passion dépressive, la crainte : sous l’influence de cette passion, l’imagination crée une conception, celle d’une jambe de verre, et la passion étant trop forte pour que rien dans l’esprit ne puisse plus la combattre et dissiper la chimère à laquelle elle se complaît, le malade est nécessairement convaincu qu’il a une jambe de verre, — Mais je demanderai pourquoi l’imagination a suggéré à la passion cet objet plutôt que cet autre? N’est-il pas plus naturel et plus simple de supposer que quelque modification s’est produite dans l’état des nerfs qui se ramifient dans la jambe et des centres nerveux auxquels ces nerfs aboutissent, que par suite de cette modification le malade n’a plus de sa jambe la même sensation qu’autrefois (il est en effet démontré qu’il existe un sens appelé par quelques psychologues sens organique ou musculaire, par lequel nous percevons toutes les parties de notre corps), et que cette sensation nouvelle et insolite éveille dans son esprit l’idée d’une jambe de verre? Peut-être même, loin d’être la cause de l’idée délirante, la passion qui le domine n’en est-elle que l’effet? Et ainsi la vraie cause du délire serait, dans ce cas, non la passion surexcitée, mais l’état anormal du sens organique ou musculaire, état provoqué par une disposition morbide d’une partie du système nerveux.

Il serait possible que dans beaucoup de cas le délire de persécution eût pour principale cause des hallucinations de la vue ou de l’ouïe, ou tout au moins un trouble dans les organes de ces deux sens qui donnerait un caractère terrifiant aux objets et aux sons les plus inoffensifs. La passion, qui, pour M. Despine, est l’essentielle condition de la folie, ne serait plus alors que l’effet d’un fonctionnement anormal des facultés de perception.

Ce que nous venons de dire des sens nous paraît pouvoir s’appliquer au jugement et au raisonnement. Juger, c’est affirmer un rapport entre deux termes, et chez l’homme qui toujours et invinciblement affirme comme vrai un rapport évidemment faux, la faculté de juger n’est plus saine : elle est malade ou pervertie. Le malheureux qui se croit le père Adam juge mal; comme il est dans l’impuissance