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M. Despine distingue profondément la volonté du libre arbitre. La volonté n’est pour lui que l’acquiescement nécessaire de l’âme aux sollicitations du plus fort désir : en ce sens, elle n’est pas libre et nous est même commune avec les animaux. Il n’y a liberté que là où il y a obligation sentie de sacrifier le plaisir au devoir. C’est le seul cas où l’homme échappe à la fatalité des impulsions égoïstes et acquiert l’éminent privilège de briser la chaîne du déterminisme universel.

L’homme seul est libre, et même bien peu le sont, et le petit nombre de ceux qui possèdent le libre arbitre en fait rarement usage. En effet, selon M. Despine, le sens moral sous ses deux formes, amour du bien, sentiment du devoir, n’arrive à un plein développement que chez les individus des races supérieures ; chez ceux-là même, il est souvent atrophié, incomplet; quelquefois il fait entièrement défaut. Combien d’hommes à qui la voix du devoir ne s’est jamais fait entendre! C’est là un vice, une infirmité morale beaucoup plus fréquente qu’on ne pense. Ces hommes ne sont pas libres; civilement responsables du mal qu’ils peuvent commettre, ils ne le sont pas moralement. Ils peuvent être détournés du mal par certaines facultés instinctives d’ordre inférieur : les affections de famille, l’amour de leurs semblables, la prudence, l’amour-propre; mais le sentiment sublime du devoir et le remords, conséquence du devoir violé, leur sont éternellement inconnus.

Dans la théorie de M. Despine, la raison n’est pas une faculté spéciale et distincte; elle n’est que l’ensemble des connaissances que fournissent les diverses facultés instinctives, le produit de ces facultés. La raison est plus ou moins élevée selon que les facultés instinctives d’ordre supérieur sont plus ou moins développées; elle est incomplète ou partielle, quand une ou plusieurs d’entre elles font entièrement défaut. Les facultés instinctives ou morales existent pour la plupart en germe chez tout homme normalement constitué; elles se développent par l’éducation. Quant à celles dont une infirmité congéniale a décidément privé l’individu, l’éducation sera toujours impuissante à les faire naître. A la différence des facultés intellectuelles, qui ne subissent d’autre altération que l’affaiblissement, les facultés instinctives ou morales sont sujettes à deux espèces distinctes d’altération : l’affaiblissement et la perversion. Elles peuvent s’affaiblir jusqu’à disparaître. Elles peuvent se pervertir de deux manières : par l’exagération, lorsque, par exemple, l’amour-propre dégénère en orgueil, l’amour de la propriété en avarice, — par un changement en mal, quand les sentimens moraux s’évanouissent et sont remplacés par des sentimens bizarres ou pervers. « Sous l’influence de certaines causes pathologiques, les malades changent