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comme d’un écran, les rayons empourprent sa figure, l’obligent à cligner les paupières et dérangent toute la belle ordonnance de son sermon. De plus, un bruit de vaisselle et de couverts partant de la maisonnette où des paysannes préparent le déjeuner des officians, distrait l’auditoire et déconcerte l’orateur. Aussi le prélat galope à bride abattue vers sa péroraison, et le panégyrique tourne court.

Le sermon fini, on entonne le Credo, et nous allons déjeuner dans un coin. A notre retour, nous trouvons la grand’messe terminée et les pèlerins éparpillés dans la prairie. — Voici le moment de commencer mon étude, dit le Primitif. — Il s’installe sous un pommier et ouvre sa boîte. Everard, Tristan et moi, nous nous promenons à travers les groupes. La plupart des pèlerins mangent sur l’herbe, deux ou trois femmes emplissent des bouteilles à la source; sous un haut couvert de hêtres, des buveurs sont attablés, et à travers la feuillée le soleil fait pleuvoir des gouttelettes de lumière sur les blouses bleues et sur les figures hâlées. Tout ce monde nous dévisage avec des mines ébahies et méfiantes. On se donne des coups de coude à notre approche, et derrière nous il me semble entendre murmurer le mot : « Prussiens! » A l’ombre de son pommier, le Primitif est entouré de gamins et de paysans qui le regardent silencieusement préparer sa palette. Notre ami a esquissé l’ermitage et les bois sur un panneau où subsistent encore les vieux fonds d’une ébauche inachevée, il y pose rapidement de larges touches de couleur, de sorte que, pour le quart d’heure, le panneau ne présente aux yeux peu exercés qu’un mélange confus de tons gris et verts. En ce moment, une ombre noire se projette à côté de moi, je me retourne et j’aperçois l’abbé frisé et content de lui, qui examine d’un air ironique l’étude du Primitif, et qui brusquement, sans même nous saluer, engage ainsi la conversation :

— Alors vous vous supposez en ballon pour peindre ce paysage?

Cette façon étrange d’entrer en matière nous ébaubit et nous humilie; pourtant le Primitif, qui croit avoir affaire à un homme intelligent, prend la peine de lui expliquer ce que c’est qu’une ébauche. — Je ne fais qu’indiquer les valeurs, ajoute-t-il, revenez dans quelques instans et vous y verrez plus clair.

L’abbé jette un coup d’œil circulaire et imposant sur notre entourage campagnard, et réplique d’un ton bref : — Si je fais cette observation, c’est que je crois m’y connaître.

— Il y a des grâces d’état, murmure Tristan entre deux bouffées de pipe.

L’abbé, piqué, foudroie le mauvais plaisant de ses gros yeux noirs, et reprend : — Je fais moi-même de la peinture de paysage.