Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne pouvoir pousser notre regard au-delà. Vous restez où vous êtes nées; nous, nous voyageons comme des malades condamnés qui nulle part ne retrouveront leur santé perdue. Fleurs immobiles et muettes, étranges et charmantes formes, joie de la vue et de l’odorat, je vous envie!

— Amen! a répondu le Primitif; seulement, mon bon Tristan, votre homélie est venue trop tôt. Il fallait la réserver pour demain, quand la procession des pèlerins s’agenouillera devant l’ermitage. En y ajoutant deux ou trois phrases en l’honneur de saint Rouin, je vous assure que vous produiriez un bel effet sur l’auditoire.

— Saint Rouin ! a grommelé Tristan, vexé, savez-vous seulement, profane que vous êtes, ce que c’était que saint Rouin?

— Je l’ignore absolument.

— C’était l’apôtre de l’Argonne, ni plus ni moins, et le fondateur de l’abbaye de Beaulieu.

Là-dessus Tristan s’est longuement étendu sur l’histoire de son saint, dont voici en substance les traits les plus originaux : — Rouin ou Rodinge était un moine irlandais du VIIe siècle. Poussé par le désir d’évangéliser, et suivant l’exemple des moines de son pays, qui, « pareils, dit saint Bernard, à des essaims d’abeilles, inondaient toutes les contrées de l’Europe, » il passa le détroit avec son disciple Etienne et, traversant les Ardennes, vint à Verdun près de son maître en théologie, l’évêque Paul. Pris de l’amour de la retraite, il visita les profondes vallées de l’Argonne, qui lui rappelèrent la solitude de sa verte Érin, et résolut de répandre la semence de vérité parmi les populations sauvages qui s’y étaient abritées. Beaulieu, avec son promontoire planté de chênes qui regardent au loin les plaines du Barrois, lui sembla un emplacement à souhait pour un monastère. Il pensa sans doute que toute terre vierge appartient à Dieu, et sans plus s’inquiéter de la question de propriété, ses disciples et lui se mirent à l’œuvre, défrichèrent un coin de forêt, y bâtirent des cabanes et y plantèrent la croix; mais cette façon d’agir ne fit pas l’affaire d’un certain seigneur Austrésius, qui était propriétaire du territoire de Beaulieu ; la nouvelle de cette usurpation le mit violemment en colère, il somma les intrus de déguerpir, et, exaspéré par la résistance passive des moines, il leur envoya des gens d’armes qui les expulsèrent de la forêt k coups de fouet. Rouin, meurtri et marri, « tourna, dit son historien, son affliction vers le ciel et vers Rome, et s’en alla visiter les tombeaux des apôtres Pierre et Paul[1]. » Alors la dextre de Dieu s’appesantit sur Austrésius; ses troupeaux furent décimés par la peste, ses enfans moururent dans ses bras, lui-même tomba dangereusement malade,

  1. Vie de saint Rouin, par l’abbé Didiot, Verdun 1872.