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Henri III avait confirmé leurs privilèges, et Henri IV daigna leur donner audience en passant aux Islettes.

— Quoi, dis-je à Tristan, le Béarnais est venu ici?

— Oui, en 1603, lors de son voyage à Metz, et même par un temps assez maussade. On était en mars, et, pour parler le patois du pays, il mousinait, c’est-à-dire qu’il tombait une pluie fine et pénétrante. Au bas de la côte de Biesme, près du pont, le roi vit sortir de la forêt et se ranger le long du parapet un groupe de singuliers personnages, dont la mine fière et l’accoutrement campagnard attirèrent son attention. Ils se tenaient tête nue, sous la bruine, l’épée en verrouil et un placet à la main. — Qui sont ces gens-là? demanda Henri IV au postillon. — Sire, ce sont des souffleurs de bouteilles. — Le Béarnais aimait à rire, les mauvaises langues prétendent qu’il se permit à l’endroit de ces souffleurs de verre une plaisanterie assez salée[1]. La voiture ne s’arrêta pas, car on avait déjà perdu beaucoup de temps à écouter la harangue des notables de Sainte-Menehould, mais le roi fit prendre les placets des verriers, et peu après leur accorda de nouvelles lettres patentes. Ce temps-là fut leur âge d’or, et cela dura jusqu’au XVIIIe siècle. Ils gagnaient gros et menaient grand train; mais la révolution de 1789, en anéantissant leurs privilèges, leur porta un rude coup. Mécontens du nouvel ordre de choses, ils luttèrent de leur mieux pour défendre le régime qui succombait; Dumouriez, dans ses Mémoires, rapporte les efforts que tentèrent les verriers de l’Argonne pour entraver les manœuvres de l’armée républicaine. Beaucoup d’entre eux émigrèrent et s’enrôlèrent dans l’armée de Condé, où ils se battirent bravement. Quand ils rentrèrent au pays, vers la fin de l’empire, fatigués de l’exil, écloppés et fort mal en point, ils trouvèrent leurs verreries en ruine.

— Et maintenant, comment vivent-ils?

— Assez pauvrement. Depuis 1830 surtout, ils ont descendu un à un les degrés de la mauvaise fortune. Quelques-uns ont pris du service et sont devenus d’excellens officiers, d’autres ont été réduits à se faire bûcherons ou braconniers ; les plus chanceux se sont tirés d’affaire en remontant de nouvelles verreries, et, à la tête des usines du Neufour, de la Harazée, des Senades et des Islettes, on retrouve les descendans des nobles verriers du XVIe siècle : les Grandrupt, les Brossard et les Parfondrupt. Ceux à qui la fortune n’a pas souri vivent au jour le jour, déclassés, dépenaillés, mais portant haut leurs noms sonores, fidèles à la bonne cause, fervens catholiques,

  1. Henri IV, d’après la tradition populaire, répondit au postillon : « Eh bien ! dis-leur de souffler au c. de tes chevaux pour les faire aller plus vite! » — Histoire de Sainte-Menehould, par Cl. Buirette.