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reines-marguerites éclataient comme une musique joyeuse; à côté, des géraniums faisaient flamber leurs fleurs d’un rouge-feu, et de grands fuchsias lançaient au loin comme des fusées leurs branches flexibles d’où retombait une pluie de clochettes empourprées. Une lumière finement tamisée par un ciel pommelé baignait toutes ces couleurs chantantes et en faisait valoir les moindres modulations. Et du milieu de ces fleurs tapageuses se détachait l’originale figure du grand-père, promenant lestement ses quatre-vingt-trois ans d’un massif à l’autre. Sa toque de velours, crânement penchée sur l’oreille, laissait voir à plein son visage socratique à l’expression narquoise. Ses yeux bleus pétillaient de malice, le nez large et retroussé avait un accent gouailleur que corrigeaient juste à point deux bonnes lèvres spirituelles et gourmandes; sa barbe blanche s’étalait en éventail sur une vieille veste de chasse aux jolis tons feuille-morte, et ses mains sans cesse en mouvement agitaient impatiemment les branches d’un sécateur. C’était un double plaisir de contempler, à côté de la plantureuse floraison des massifs, cette verte et sereine vieillesse.

Quand nous eûmes tout admiré à loisir, le Primitif me montra une étude de paysanne en plein air, terminée récemment : — une fillette de quatorze ans, qui revient du bois et se tient immobile, adossée à un hêtre. C’était bien le type des filles de notre pays meusien dans toute sa fraîche saveur : le front bas, mais intelligent, les yeux aux paupières allongées laissant filtrer un regard un peu farouche, les pommettes et les mâchoires saillantes, le menton carré indiquant une race travailleuse et opiniâtre, la bouche grande, aux lèvres entr’ouvertes, sur lesquelles on sentait passer le souffle de la respiration. — Voilà, m’écriai-je, la vraie paysanne; tout, dans le regard, dans l’attitude, dans les plis fripés du casaquin et de la jupe, dit la résignation au travail et le pain gagné au jour le jour, à la sueur du visage. A la bonne heure, cela me console des moissonneuses élégiaques ou des viragos noires et débraillées que j’ai vues aux dernières expositions.

— Et pourtant, répliqua le Primitif, ceux qui les avaient peintes étaient des gens très forts, mais ils peignaient avec un parti-pris d’étonner le bourgeois, et non avec la préoccupation d’être vrais. Voyez-vous, l’étude patiente et consciencieuse de la nature, il n’y a que cela! Le paysan a sa façon à lui d’être joyeux ou triste, de sentir et de penser; c’est cette façon d’être particulière qu’il faut chercher à deviner. Quand vous l’aurez trouvée et rendue, peu importe que vos personnages aient des traits irréguliers, l’allure gauche et les mains calleuses; ils seront beaux, parce qu’ils seront vivans et pensans. La plupart des têtes de Holbein ne sont pas