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son père et n’hérite point de son indigence. Il est un degré de bien-être et de fortune au-dessous duquel un père ne peut laisser tomber ses descendans, ou un homme se précipiter lui-même. Aux déshérités, aux appauvris par leur faute ou celle de leurs ancêtres, le mir offre un asile. C’est ainsi que le considèrent les paysans eux-mêmes, et c’est pour cette raison que les moujiks aisés, devenus propriétaires individuels, abandonnent rarement leur commune. S’ils ne peuvent cultiver leur lot, ils le cèdent ou le louent à d’autres, regardant les terres du mir comme un en-cas, une réserve pour leurs enfans ou pour eux-mêmes en de mauvais jours.

Dans un ordre d’idées analogue, l’un des plus modérés et des plus sages défenseurs du régime actuel, M. Kaveline, a pu dire que la propriété commune était, pour la population des campagnes, une sorte de société d’assurance. Grâce à elle, chaque famille est certaine de conserver un coin de terre et un foyer. Sans elle, l’ancien serf pourrait être tenté d’aliéner son lot, tenté de manger ou de boire le patrimoine de ses enfans. Il n’est pas douteux que le moujik récemment émancipé n’ait un besoin au moins temporaire de cette protection contre lui-même. Ce qui le prouve c’est qu’en dépit de ce régime tutélaire, il n’est pas rare de lui voir engager frauduleusement la terre, le nadêl qu’il n’a point le droit de vendre[1]. Quand les hommes les plus entreprenans sortiraient du mir pour s’établir sur leurs propres terres, ou se livrer dans les villes au commerce ou à l’industrie, la commune agraire resterait le refuge des pauvres, des faibles ou des timides. Avec un grand développement de la richesse, elle pourrait demeurer comme une sorte d’atelier national, ou, selon l’expression d’un de ses critiques[2], comme une sorte de workhouse agricole librement administré par ses habitans mêmes, et indépendant de la charité publique ou privée.

Sans la réduire à un rôle aussi humble, les progrès de la richesse et de la population pourraient un jour étrangement transformer les destinées de la propriété indivise. Aujourd’hui, en face des grands domaines des anciens seigneurs, la terre communale représente en Russie la petite culture en même temps que la petite propriété. Si les achats des paysans continuaient à morceler les domaines seigneuriaux, il ne serait pas impossible que les rôles des deux modes de propriété ne fussent un jour intervertis. La grande et la petite propriété, la grande et la petite culture ont chacune leurs avantages, chacune leurs défauts. Si, au point de vue social, on peut toujours préférer la seconde, au point de vue économique, au point de vue de la production, il est difficile en certaines régions de ne point

  1. Samarine et Dmitrief, Revolutionny conservatism, p. 96, 97.
  2. Le Dr Julius Faucher, ''Systems of land tenure in varions countries, p. 336.