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un danger que le temps peut aggraver jusqu’à le rendre mortel, à moins qu’au partage périodique on ne sache substituer à temps un autre mode d’exploitation. Les exemples de dissolution de la communauté suffiraient en toute circonstance à montrer que la loi actuelle est loin d’opposer à la division du fonds communal une barrière insurmontable. Avec la législation en vigueur, le sort du régime collectif est entre les mains des paysans, et le jour où il aura contre lui une sérieuse majorité, il tombera devant un simple vote. Un large mouvement d’opinion parmi les moujiks, et c’en est assez pour que la Russie, si riche encore en terres communes, en soit plus dépourvue que notre France.

Ce moment n’est pis encore arrivé. Outre la coutume et la tradition qui sur les moujiks gardent un grand empire, il y a plusieurs raisons et plusieurs préjugés militant contre un partage définitif. C’est d’abord l’agglomération des demeures, chacun appréhendant d’avoir à jamais un lot trop éloigné du village où tous habitent. C’est aussi la crainte d’avoir un mauvais lot, sans avoir comme aujourd’hui l’espoir d’être dédommagé par le sort à un prochain tirage. Dans le gouvernement de Tver, par exemple, l’enquête cite une commune ayant passé à la propriété individuelle, où beaucoup de paysans se plaignent de la part qui leur est échue. Un autre motif de répulsion pour la propriété personnelle est tiré des mœurs communistes du mir. Dans le partage définitif, les paysans redoutent l’inégale multiplication des familles, qui en une ou deux générations rendraient naturellement les lots inégaux. En somme, la plupart des moujiks sont encore attachés à l’ancien mode de jouissance. Parmi les propriétaires interrogés par la commission d’enquête, plusieurs déclarent qu’ils ont en vain tenté d’amener leurs paysans à un partage définitif; j’ai moi-même entendu des hommes fort opposés au régime actuel faire le même aveu.

Il est du reste difficile de connaître avec précision l’opinion des paysans sur ce sujet qui les touche de si près. Quels sont dans le mir les partisans de la communauté? Sont-ce les paresseux, les ivrognes, les imprévoyans, ou au contraire les paysans laborieux et aisés? Dans l’enquête agricole et ailleurs se rencontrent sur ce point les affirmations les plus opposées. On représente aujourd’hui les paysans comme étant divisés en deux classes d’ordinaire sans intermédiaire, les riches et les pauvres. Vers quelle pente inclinent les uns et les autres? L’opinion la plus fréquente représente les premiers, ceux mêmes qui se sont enrichis avec le régime actuel, comme en étant généralement les adversaires; les seconds au contraire, ceux qui n’y ont trouvé que la misère, comme en étant les plus chauds défenseurs. Les plus aisés étant les plus industrieux ou les plus travailleurs, seraient pour le mode de propriété qui leur