Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/28

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des siècles, la puissance maritime des états s’est mesurée au nombre des vaisseaux et des canons qu’ils pouvaient envoyer sur mer. Vaisseaux et canons étaient semblables ; leur nombre, joint à l’habileté des chefs et des équipages, décidait le succès. Il en a été ainsi jusqu’au moment où l’introduction simultanée de la machine à vapeur et du canon à obus est venue tout bouleverser. Il fallait bien des boulets pour désemparer le vaisseau d’autrefois. Un rien suffit aujourd’hui pour mettre le moteur à vapeur hors de service et laisser le navire sans défense, exposé à tous les coups. Aussi, dès l’apparition des navires à vapeur, a-t-on naturellement songé à conjurer ce péril et à protéger l’appareil vital. Alors a commencé la lutte entre le canon et la cuirasse, lutte qui dure depuis vingt ans, et dans laquelle le dernier mot reste toujours au canon. Nous en sommes aujourd’hui aux canons pesant 100 tonneaux faits pour le vaisseau italien le Duilio, aux canons pesant 81 tonneaux du vaisseau anglais l’Inflexible, à la cuirasse de 60 centimètres de fer de ce dernier navire. Pour porter ces poids immenses, il faut des navires gigantesques qui coûtent chacun 12 ou 15 millions; mais le génie humain s’est mis à l’œuvre et a suscité à ces dispendieux vaisseaux un adversaire aussi économique que terrible : la torpille. Elle a été d’abord une arme défensive. Ancrée au fond de la mer, elle éclatait au contact du navire ennemi, ou, par une étincelle électrique, au moment où il traversait un certain alignement. Le premier essai a été fait par les Russes à Cronstadt. Elle est devenue ensuite une arme offensive, et, pendant la guerre d’Amérique, on a vu des hommes résolus aller tout droit l’attacher aux flancs d’un adversaire. Maintenant la torpille se meut elle-même entre deux eaux, à la profondeur voulue, dans une direction voulue et avec une vitesse qui atteint jusqu’à 38 kilomètres à l’heure. Tels sont les rapides progrès faits par cette arme nouvelle, l’arme du pauvre contre le riche, puisque les quelques kilogrammes de coton-poudre qu’elle contient peuvent détruire un navire de 15 millions, et nous n’en sommes encore qu’à son enfance. Nul doute qu’elle ne joue un rôle considérable, sinon principal, dans les futurs combats sur mer. Il en sera de même de l’éperon, comme l’ont déjà prouvé la bataille de Lissa, la fameuse sortie du Merrimac et presque toutes les luttes maritimes récentes. En présence de ces nouveaux moyens de guerre, en présence de la supériorité constante du canon sur la cuirasse et des ravages effrayans de l’obus lorsqu’il la pénètre, une réaction se fait contre les immenses et coûteux navires devenus si vulnérables. Pour réduire à la fois leur dimension et leur prix, il faut réduire les poids dont on les avait chargés, les décuirasser. Déjà on met les hommes et les canons à découvert, suivant en cela l’avis de l’amiral américain Farragut, le plus grand batailleur naval