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opérations d’arpentage et de partage. L’arbitraire, l’intrigue, la corruption, ont cependant aujourd’hui trouvé moyen de faire brèche à ce régime en apparence d’une si stricte équité, qu’il semble vouloir donner à chacun une motte de terre pareille. L’enquête agricole est remplie à cet égard de plaintes qui, pour venir généralement de fonctionnaires ou de propriétaires étrangers au mir, ne peuvent être dédaignées. Ces petites démocraties autonomes sont exposées à deux fléaux contraires, à la tyrannie de la foule ou à la tyrannie des individus. Tantôt c’est la masse, ce sont les pauvres qui font la loi aux riches, leur imposant d’autorité des lots supplémentaires chargés de lourds impôts et faisant ainsi payer aux gens aisés les contributions des pauvres. Il ne faut pas oublier en effet que, là où la terre est peu féconde et a été estimée trop cher, l’intérêt de chacun est de restreindre sa part et non de l’accroître[1]. Tantôt au contraire ce sont les riches qui, par corruption ou intimidation, font la loi au nombre, s’emparent des meilleurs fonds, et créent au sein et aux dépens du mir une sorte d’oligarchie oppressive. Ce dernier vice, bien qu’en apparence moins en rapport avec la constitution du mir, semble en ce moment le plus fréquent ; c’est du moins celui dont se plaignent le plus les dépositions de l’enquête agricole. Il y a dans ces villages russes ce que le peuple d’occident appelle des exploiteurs, des hommes habiles, entreprenans, qui s’engraissent aux dépens de la communauté : le moujik les désigne du nom expressif de mangeurs du mir, miroiédy. Dans beaucoup de gouvernemens, à Kalouga, à Saratof, par exemple, les villages nous sont représentés comme étant sous la domination de deux ou trois riches paysans qui, pour rien ou pour peu de chose, se font céder les meilleures parts du fonds commun. Pour cela il n’est besoin ni d’injustice dans la répartition ni de tricherie dans le tirage des lots.

Au sein de ces villages russes, comme dans l’ancienne Rome, c’est d’ordinaire en qualité de débiteur que le pauvre est dans les mains du riche. Les miroiédy font au paysan imprévoyant ou malade des prêts qu’il est hors d’état de leur rembourser. Les fréquentes disettes du sud-est sont à ce point de vue un danger périodique pour l’indigent et une occasion d’illicites profits pour le riche. Le débiteur insolvable est obligé d’abandonner à son créancier, souvent pour un prix dérisoire, un lot que lui-même n’a plus les moyens de mettre en valeur. La boisson est l’appât le plus employé et le plus en faveur près du pauvre moujik, l’ivrognerie la

  1. Dans le nord, où l’industrie et le commerce sont fréquemment les principaux moyens d’existence des paysans, il n’est pas rare de voir des communes imposer à un artisan plus habile ou à un commerçant plus heureux deux lots de terre, c’est-à-dire double contribution, ce qui en somme revient à une sorte d’impôt sur le revenu.