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là est le droit, » disent avec mainte variante de nombreux proverbes populaires. D’un vieillard, de son père en particulier, le Russe supportait tout avec soumission. Dans une rue de Moscou passaient un jour de fête deux moujiks, l’un dans la maturité de l’âge, l’autre déjà courbé sous le poids de la vieillesse. Ce dernier, qui paraissait pris de boisson, accablait son compagnon de reproches et aux injures ajoutait les coups. Le plus jeune, le plus vigoureux le laissait faire, n’opposant aux violences du vieillard que des excuses ou des prières, et, comme on voulait les séparer : « Laissez, dit-il, c’est mon père. » Pour le paysan, comme pour les assistans, ce mot expliquait tout. De pareils traits ne sont pas rares. Le malheur est que, tout sentiment pouvant tomber dans un excès, et toute vertu pouvant mener ceux qui en profitent à en abuser, l’autorité paternelle ainsi vénérée dégénérait parfois en véritable tyrannie. Le père inculte et grossier, avec le double modèle du despotisme du servage et du despotisme de l’état, se conduisait dans sa cabane en seigneur et en autocrate; il dépassait souvent les limites naturelles de ses droits, et le fils, formé par les mœurs et la servitude même à l’obéissance, ne savait pas toujours faire respecter sa dignité d’homme ou la dignité de sa femme. La puissance paternelle s’était trop souvent chez le moujik endurcie au dur et rude contact du servage; il n’est pas étonnant que l’émancipation l’ait affaiblie, et qu’affranchis du joug du seigneur, les jeunes ménages aient voulu secouer un joug parfois non moins pesant.

A l’autorité paternelle se joignait, dans la famille encore patriarcale du moujik, la propriété indivise, le régime de la communauté. La famille peut ainsi être considérée comme une association économique ou une corporation dont les membres sont liés par le sang et ont pour chef, pour gérant, le père ou l’ancien, portant le titre de chef de maison, domokhosiaïne. Souvent plusieurs générations, plusieurs ménages collatéraux, vivaient ensemble dans la même maison, dans le même enclos, travaillant en commun sous l’autorité du père ou de l’aïeul. La famille «était ainsi comme une commune au petit pied, une communauté gouvernée par un chef naturel[1]. Dans la maison en effet, devant l’inégalité native du père et de l’enfant, il y a un chef, ne tenant son droit que de lui-même et de la nature; il ne saurait y avoir de démocratie, et l’élection ne peut intervenir qu’à défaut du chef naturel. Quand le père selon la chair vient à manquer, il est, d’après l’ordre de succession patriarcale, remplacé par un des membres les plus âgés, par l’oncle ou le frère

  1. M. Le Play a, dans ses Ouvriers européens, p. 58 et 59, donné une monographie du régime économique d’une famille russe avant l’émancipation. On trouve dans le même volume une description semblable et à bien des égards analogue d’une famille bachkire des confins de l’Europe et de l’Asie.