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ou à restaurer, là où elle avait disparu, une collectivité agraire qui assurait aux paysans une plus égale répartition des charges et au seigneur ou à l’état une plus sûre perception des revenus ou des taxes.

Bien d’autres causes cependant ont dû contribuer au même résultat et prolonger dans la partie orientale de l’Europe un ordre de choses depuis longtemps disparu de l’Occident : l’esprit de la race ou plutôt le degré de civilisation, l’état économique de la Moscovie, le régime politique et le mode patriarcal de gouvernement, enfin le sol et la nature même du pays. Dans ces vastes plaines que rien ne borne, où la terre semble sans limite, l’homme toujours au large ne sentait pas le besoin de s’assurer un champ en l’entourant de clôtures. Chez des populations nombreuses, pressées sur un sol restreint comme en Grèce et en Italie, le dieu Terme a pu de bonne heure être une divinité révérée, un des gardiens essentiels de la vie sociale. En Russie, où le sol était vaste et la population diffuse, les hommes devaient être longtemps avant d’avoir besoin de recourir à un pareil culte. Partout l’accroissement de la population a été une des choses qui ont hâté le passage de la propriété collective à la propriété individuelle. Partout la réduction du lot de chacun par la multiplicité des copartageans a été une des raisons qui ont mis fin à la communauté en mettant fin aux partages périodiques, pour laisser chaque famille en possession du lot dont elle avait la jouissance. Facilitatem partiendi camporum spatia prœstant, dit Tacite en expliquant la propriété collective des Germains, qui, comme les Russes d’aujourd’hui, avaient encore conservé la communauté primitive du sol. Arva per annos mutant, continue l’historien romain, et superest ager ; ils changent de champs chaque année et il demeure encore de la terre inoccupée. A quel pays de telles paroles pourraient-elles mieux s’appliquer qu’à la Moscovie? De toute l’Europe, la partie orientale, la plus riche en terres et longtemps la moins peuplée, devait naturellement être la dernière à renoncer à la communauté et aux partages périodiques. L’isolement moral de la Moscovie y contribuait aussi bien que son isolement géographique. Unie plus intimement à l’Occident par la religion, la politique ou les mœurs, la Russie eût pu voir la propriété individuelle détrôner chez elle la propriété collective sous l’influence latine ou germanique, sous l’influence du droit romain ou des coutumes féodales.

Dans la Grande-Russie, c’est-à-dire dans toute la Moscovie, chez les anciens serfs des particuliers aussi bien que chez les paysans de la couronne, prédomine encore aujourd’hui, ou mieux règne exclusivement, la propriété collective. Dans cette immense région de la Neva à l’Oural, le nombre des paysans possédant la terrera titre