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institution qui semblait en partie réaliser les rêves des utopistes de l’Occident. Les Russes, appelés soudainement à la connaissance ou à la conscience de cette singularité nationale, s’en emparèrent avec joie. Naturellement portés à mettre partout en avant l’originalité des Slaves, comme les Allemands celle des Germains et nous-mêmes parfois celle des Celtes, de nombreux écrivains russes firent honneur de ce communisme agraire du moujik à l’esprit russe, au génie slave. Slavophiles respectueux du passé et de la tradition moscovite, démocrates disciples de l’Occident, exaltèrent à l’envi la commune du Grand-Russe. On y voulut voir l’institution primordiale de la nation et en même temps la formule d’une nouvelle civilisation, le principe futur de la prochaine régénération de l’Europe en proie aux luttes de classes et mise en péril par les excès de l’individualisme. Aux yeux de certains patriotes, la communauté du sol, obscurément maintenue chez le moujik asservi, devint comme une secrète révélation confiée à un peuple choisi et dont, pour le bien de l’humanité, les Russes devaient se faire les apôtres et les missionnaires.

Les études récentes d’histoire et de droit comparés ont dissipé ces illusions de l’amour-propre national. Des communautés agricoles, analogues à celles qui subsistent encore en Russie, se sont rencontrées chez les peuples les plus divers, à Java, dans l’Inde, en Égypte. On les a retrouvées dans le passé aux deux extrémités de l’univers, au Mexique et au Pérou, comme en Chine et en Europe. A la commune propriétaire de la Grande-Russie répondent l’ager publicus des Latins et la mark germanique, dont les traces se laissent suivre à travers le moyen âge en Allemagne, en Scandinavie, en Angleterre, en France même. Sur ce point, les beaux travaux de sir Henry Maine et de M. E. de Laveleye ne sauraient guère laisser de doute[1]. La propriété collective de la terre semble la forme la plus ancienne de l’occupation du sol par l’homme. Ce n’est qu’après être restée pendant des siècles le domaine indivis de la tribu, du clan ou de la commune, que la terre, partagée périodiquement entre les différentes familles, a fini par devenir la propriété permanente et héréditaire des individus. Au rebours des conceptions de certains démocrates de la Russie ou de l’Occident, la propriété individuelle est relativement le mode nouveau et moderne de la tenure du sol, la propriété collective le mode ancien, primitif, archaïque. Au lieu d’être une innovation, un présage ou une ébauche de l’avenir, le régime russe des communautés de village est un débris d’un monde ailleurs disparu, un témoin d’un passé évanoui. A cet égard, comme à plusieurs autres, l’originalité de la Russie et des Slaves ne tient ni à la race, ni aux aptitudes du génie national; elle tient surtout

  1. Henry Sumner Maine, Village Communities in the east and west. — É. de Laveleye, la Propriété et ses formes primitives.