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lesquels les gouvernemens eux-mêmes sont quelquefois trompés et entraînés.

Assurément, si l’on interrogeait les chefs de gouvernement engagés dans cette crise, les hommes d’état qui dirigent les affaires des plus grandes puissances, ceux qui peuvent d’un jour à l’autre décider des destinées de l’Europe, ils répondraient tous invariablement qu’ils n’ont qu’une volonté, un désir, le maintien de la paix. L’empereur Alexandre II désavoue hautement toute préméditation ou toute velléité de guerre. L’empereur d’Allemagne, en ouvrant par procuration le parlement de Berlin, témoignait hier sa sollicitude pour le repos de l’Europe. Le chef du cabinet cisleithan à Vienne, le prince Auersperg, ne faisait récemment qu’interpréter la pensée du comte Andrassy, en répudiant la politique d’annexion, en attestant les vues exclusivement pacifiques de l’Autriche. L’Angleterre ne cesse de protester en faveur de la paix. Et ceux qui font ces déclarations rassurantes sont sincères, car ils sentent tous la responsabilité que ferait peser sur eux une politique d’agression et de perturbation. Comment se fait-il cependant que l’état de l’Europe soit ce qu’il est, que la paix semble sans garantie et qu’on en vienne ti se demander chaque matin si sur un coup de télégraphe, pour le délai d’un armistice entre Serbes et Turcs, le monde civilisé pourra être entraîné dans une guerre indéfinie ? C’est un peu comme aux époques d’épidémie, il y a le mal qui est dans la réalité et le mal de l’imagination.

Le mal d’aujourd’hui, c’est qu’on s’agite dans l’inconnu, et que dans l’inconnu tout est possible. Le mot de Cromwell est toujours juste : « on ne va jamais si loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va. » La plupart des politiques en sont un peu là pour le moment, elles ne savent réellement ni ce qu’elles veulent, ni jusqu’où elles pourront être conduites, ni où elles s’arrêteront. Que veut véritablement la Russie ? Que médite M. de Bismarck pour l’Allemagne ? Que se propose de faire l’Autriche au milieu ée ces complications où son existence peut être en jeu ? A quoi se décidera l’Angleterre ? Si on le savait, on se trouverait en présence d’une réalité palpable. Ces puissances ne le savent pas elles-mêmes, et en attendant elles sont réduites à s’observer. La vérité est qu’il n’y a peutrrêtre pas aujourd’hui deux gouvernemens qui ne se défient l’un de l’autre. Nous entendons bien ce qu’on dit, l’alliance des trois empereurs subsiste toujours, elle reparaît dans les grandes occasions. L’Allemagne est là pour assurer à la Russie la liberté de ses mouvemens. M. de Manteuffel va à Varsovie, M. de Soumarakof à Vienne. L’Autriche donne des grades dans ses armées aux jeunes grands-ducs, et l’empereur Alexandre échange des politesses avec l’empereur François-Joseph comme avec l’empereur Guillaume. Fort bien ; mais il s’agit de savoir si, dans le cas où la Russie s’établirait sur le Danube, l’Allemagne resterait immobile, si, dans le cas où l’on voudrait créer des confédérations slaves,