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cette fortune étonnante qu’ils avaient vu pousser subitement dans leur sablonnière comme un colossal champignon. Ils n’étaient pas fâchés d’avoir, eux aussi, un grand spéculateur, comparable aux plus beaux spécimens du genre possédés par Vienne, Londres ou Paris. Ils se faisaient gloire du docteur comme un fils de famille très sage dont on a raillé la continence et qui s’émancipe tout à coup, fait gloire de sa première maîtresse et de sa première aventure; ils en étaient fiers aussi comme on peut l’être d’une maladie qui met en émoi le monde médical et vous fait passer à l’état de cas curieux. Hélas! à l’admiration succéda l’envie. Le Berlinois a des rires noirs, il est emporte-pièce, frondeur, schadenfroh, ce qui veut dire qu’il est sujet à se réjouir du mal d’autrui. Berlin n’a jamais entièrement adopté le docteur, il n’a jamais dit notre Strousberg, comme il dit notre Bismarck; il l’a toujours traité comme un étranger qui servait de décoration à la ville, et bientôt, las de son éblouissement, il a vu sans déplaisir le géant succomber sous les coups du sort. Quand le docteur fut écroué à Moscou, il aurait suffi d’un mot du gouvernement prussien pour le faire mettre en liberté sous caution, et peut-être la faillite eût-elle été conjurée; ce mot n’a pas été prononcé, on a laissé les destins s’accomplir. « Il m’est arrivé, dit M. Strousberg, ce qui arriva à Gulliver chez les Lilliputiens : sa grande taille épouvanta les habitans du pays, et avant d’en savoir plus long ils le jugèrent dangereux; c’est pour cela qu’ils le garrottèrent pendant son sommeil par un nombre infini de petits liens, de façon à le mettre hors d’état de leur nuire. Toutefois, ces petites gens firent preuve de quelque sagesse; ils n’eurent garde de tuer Gulliver, mais ils le nourrirent et prirent soin de lui, et par là ils se procurèrent cet avantage que, lorsqu’ils apprirent à le mieux connaître, il put leur rendre un important service. »

Américain de cœur et d’instincts, M. Strousberg déteste la bureaucratie, ses mœurs et ses routines,; il 4i’,aime pas les peuples qui, « accoutumés à vivre sous tutelle, se soucient peu de devenir majeurs et n’aspirent pas à la liberté d’action. » Il prétend qu’ayant occupé en Prusse des milliers d’employés, il a trouvé chez eux beaucoup d’application, de zèle, d’intelligence et toutes les bonnes qualités du monde dans une plus grande mesure que partout ailleurs, mais qu’il en connaît peu qui possèdent une véritable indépendance d’,esprit, qui, livrés à eux-mêmes dans un cas critique, soient capables de se tirer d’affaire. Il leur reprochait surtout de craindre les responsabilités, et on sait que, quant à lui, il, les aime, il les recherche, qu’il refuse de les partager avec personne. La prétention du chancelier de l’empire germanique est de concentrer dans sa personne toute la responsabilité du gouvernement et de s’entourer de sous-secrétaires d’état qui ne soient responsables qu’envers lui-même; c’est là précisément le point où il est en désaccord