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l’immensité des entreprises où le jetait sa fiévreuse activité. A peine avait-il entamé une affaire, il en commençait une autre, se flattant de payer la première avec la seconde. Il n’a jamais eu un capital d’exploitation suffisant, il n’a jamais été son propre bailleur de fonds; il s’était rendu indépendant des fabricans de locomotives et des extracteurs de houille, il a toujours été à la merci des marchands d’argent, qui ont fini par l’étrangler. C’est en Roumanie qu’il vit pâlir son étoile et la catastrophe se préparer. La construction d’un chemin de fer de 970 kilomètres de long, qui, partant de la frontière hongroise, devait traverser la petite et la grande Valachie, et se rejoindre par la Moldavie à la ligne de Lemberg à Czernowitz, réclamait un capital de 260 millions. Ce capital fut emprunté au 7 1/2 avec garantie éventuelle du gouvernement roumain. Le jour vint où l’aventureux concessionnaire ne put payer le coupon de l’intérêt échu. Son crédit était épuisé ; en vain il hypothéqua tous ses biens. Sa dernière heure avait sonné, et sa couronne d’or se changea en une couronne d’épines très aiguës. Tout manqua dans sa main, le désarroi se mit partout dans ses affaires, et s’il est vrai qu’il ait acheté deux directeurs moscovites, cette emplette ne lui a guère profité. Les malheurs, dit le proverbe, voyagent toujours en troupe.

Comme nous l’avons dit, le docteur Strousberg s’est piqué d’écrire ses mémoires en philosophe. Il parle de ses aventures comme si elles étaient arrivées à un autre ; il se juge lui-même avec une certaine impartialité, et quand il le faut, il passe condamnation. Il raconte ses expériences de tout genre sur un ton de sérénité et de détachement.: Il est probable que ses actionnaires s’en expriment avec moins de tranquillité; mais quoi! si les hommes étaient moins cupides et moins crédules, il y aurait dans ce monde moins d’actionnaires mécontens. Bien qu’il ait de la mansuétude dans l’humeur, M. Strousberg a ses amertumes et ses rancunes. Il en veut beaucoup aux Roumains, cause première de ses désastres : il dénonce à l’Occident leur astuce, leur duplicité, et on ne peut nier que la politique roumaine ne soit quelquefois un peu louche. Il en veut également aux Hongrois, avec qui il n’a jamais réussi à s’entendre : il prétend que tout Magyar se croit un génie; cela prouve simplement que les Magyars ont refusé de croire au génie du docteur Strousberg. En revanche, il traite sans aigreur ses amis qui ont trempé dans son infortune et pris part à ses dépouilles; dans les reproches qu’il leur adresse, il y a plus de mélancolie que de colère. « Certaines personnes, dit-il, se sont enrichies par des achats provenant de ma faillite, elles ont profité de mon absence pour abuser de leur situation de créanciers hypothécaires, elles ont acquis beaucoup de choses que, dans les rapports où nous étions ensemble, je me serais fait un scrupule d’acheter. Quand la fortune jalouse devrait m’interdire de me relever et de pourvoir au bien-être de mes vieux jours et de ma famille, je ne laisserais pas de