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eux-mêmes se sont fait leur part dans ses dépouilles, celui-ci a pris un château, celui-là une usine, tel autre une houillère-On l’a traité comme un mort dont on pouvait impunément envahir la succession ; on ne le croyait pas capable de revenir de Moscou, Berlin ne croit pas aux revenans.

Le docteur Strousberg a employé ses tristes loisirs de prisonnier à écrire ses mémoires[1]. Il s’est peint tel qu’il se voit lui-même, il a raconté toutes les vicissitudes de sa vie, toutes les expériences qu’il a pu faire à ses dépens et aux dépens des autres. En lisant cette intéressante autobiographie, on apprend à connaître un homme qui ne ressemble pas à tous les hommes, supérieur à la mauvaise fortune, philosophe à sa façon, possédant «. certaine gaîté d’esprit confite en mépris des choses fortuites. » Il déclare à ceux qu’il appelle ses persécuteurs qu’il n’est point un homme fini, qu’il est prêt à recommencer, qu’à cinquante-quatre ans, sans ressources, sans abri, ne sachant comment pourvoir aux besoins de sa nombreuse famille, il n’éprouve aucune crainte, aucune inquiétude, et qu’il est insensible à la perte de ses biens. « Je ne suis point hors de combat, nous dit-il, «t je démontrerai par mes actes tout ce que je puis encore. J’ai beaucoup souffert, beaucoup pâti; mais j’ai été taillé dans une forte étoffe, et j’espère vivre assez pour confondre mes calomniateurs. »

C’est une curieuse histoire que celle du docteur Strousberg. Né d’une honorable famille juive de la Prusse orientale, bien qu’il ait abjuré la foi de ses aïeux, il est demeuré fidèle au génie de sa race; il en a toutes les qualités bonnes et mauvaises. Quand son père mourut, il faisait ses études à Kœnigsberg. La succession étant maigre, il ne voulut pas diminuer la part de ses frères et de ses sœurs et il jura qu’il ne devrait rien qu’à lui-même. Il quitta l’école et partit pour Londres, où il entra dans une maison de commission. Il employait ses heures de liberté à s’instruire, à cultiver un esprit. Le goût d’écrire lui vint, il se fit journaliste. De rédacteur il devint directeur; il se sentait né pour diriger, il était convaincu qu’il avait une mission sociale à remplir, il ne savait encore laquelle. Il acheta un journal, il en fonda un autre et se fit un revenu de près de 40,000 francs. Il n’était pas homme à s’en contenter. « Mes besoins personnels, nous dit-il, ont toujours été modestes. J’étais simple, quoique un peu particulier dans ma toilette, et, si opulente que fût ma table, je me bornais toujours au plat de la ménagère; je ne buvais ni bière ni vin, et je n’eus jamais aucune passion coûteuse ou du moins condamnable; mais je tenais à avoir une grande maison, où régnassent l’hospitalité, le confort et les arts. »

  1. Dr Strousberg und sein Wirken, von ihm selbst geschildert. Berlin 1876, Verlag von J. Guttentag.