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Directeurs d’usine sans responsabilité pécuniaire ou industrielle, mais chargés de construire des navires dont les bonnes ou mauvaises qualités seront le salut ou la perte de vaillans équipages, le succès ou l’insuccès dans le combat, la responsabilité morale de nos ingénieurs est grande en réalité, bien qu’officiellement elle soit couverte par l’avis du comité consultatif, appelé conseil des travaux. Nous voudrions qu’en face de cette situation délicate rien ne vînt compliquer l’exercice de leur spécialité, et qu’ils fussent surtout déchargés des fonctions de comptable, qui prennent une grande partie de leur temps. Nous voudrions que l’initiative des jeunes ingénieurs, si importante à encourager dans un temps de révolution navale où une avance d’un an sur la réalisation d’un progrès est une année de supériorité assurée, fût entourée de moins d’entraves. Le conseil des travaux, qui juge les projets, est devenu progressivement nombreux à l’excès. Composé d’élémens très divers, puisqu’on y compte jusqu’à des officiers de l’armée de terre, les spécialistes y dominent, et il est fort difficile de les contenter tous. Aussi les projets entachés de nouveauté, eussent-ils déjà pour eux la sanction d’une application faite à l’étranger, sont-ils presque tous l’objet d’un de ces votes négatifs chers aux assemblées bigarrées. De là des découragemens, des retards, une source sérieuse d’infériorité. Le bon sens indique qu’un comité moins nombreux, composé en majorité des hommes les plus aptes à se prononcer, de ceux qui ont à la fois l’expérience de ce qui se passe sur mer et de ce qui se fait chez les autres nations, de ceux qui joueront leur vie et leur honneur sur les navires projetés, d’officiers de marine, en un mot, serait infiniment préférable. En Angleterre, il n’y a point de conseil des travaux, le juge est unique; c’est un officier de marine choisi parmi les plus capables[1]; il a à la fois une grande responsabilité et une grande autorité; c’est encore meilleur. Rappelons ici qu’il y a trente ans il fallut profiter d’un interrègne ministériel fait par M. Guizot pour obtenir la signature d’un ordre impératif, véritable coup d’état, chargeant M. Dupuy de Lôme, alors jeune sous-ingénieur, de la construction de notre premier vaisseau à vapeur, et ajoutons que, si l’on avait osé, comme le demandait M. Dupuy, le construire en fer, vingt ans de coûteux tâtonnemens nous eussent été épargnés.

Enfin, pour bien exécuter tous les mille détails de la construction et de l’armement des vaisseaux, il faut recueillir beaucoup d’avis, beaucoup d’observations, et avoir sous les yeux bien des élémens de comparaison. Sous ce rapport, nos ingénieurs, enfouis dans leurs

  1. Comptroller of the Navy. Ses attributions répondent à celles de notre directeur du matériel; seulement, nous le répétons, ce poste est toujours occupé par un officier de marine.