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en présence d’un sujet que la sainte Écriture ne nous a pas révélé, et qui jusqu’à notre siècle est resté inconnu, je dis que le Pérou et le reste de l’Amérique a été peuplé par Ophir, petit-fils de Noé, et ses descendans, qui, en considération du nom de leur père, lui donnèrent son nom Ophir, dont on a fait par corruption Phirée, Pirée. » Voilà une question tranchée, et, après avoir énuméré pendant dix pages les auteurs qui ont imaginé et adopté cette théorie, Montesinos, sur cette donnée heureuse, reconstruit toute l’histoire sainte. Ayant retrouvé le pays d’Ophir, il y fait arriver les flottes de David et de Salomon, retrouve les parens de ces grands rois, rétablit les généalogies, construit des villes sœurs de celles de l’Orient, et n’interrompt son récit merveilleux de temps à autre que pour ne pas laisser impunie l’ignorance de ceux qui ont écrit avant lui sans penser comme lui. Il arrive ainsi, triomphant de toutes les objections qu’il se soulève à lui-même, à retrouver en Amérique sinon la pomme d’Adam, du moins l’arbre qui la produisit, le paradis terrestre tout entier, le lieu même où Adam commit son péché de gourmandise, le fruit qu’il mangea, dont il ne nous donne pas le nom, mais qu’il cueille sur un arbre assez semblable au palmier, que les naturels appellent musa ou musé ; n’est-il pas de toute évidence que musa signifie science, et que cet arbre est l’arbre de la science?

Ces naïvetés enfantines, qui remplissent les chroniques du temps de la conquête, ne sauraient égarer la science contemporaine. Il n’en est pas de même des ouvrages si nombreux des jésuites, qui furent, parmi les colonisateurs, les plus soigneux et les plus lettrés en même temps que les plus ardens. Leurs missions s’étendirent sur des tribus innombrables et sur un territoire considérable. Ils fussent parvenus même à dominer tout le continent sud-américain depuis l’isthme de Darien jusqu’aux territoires stériles du Sud, et à confisquer à leur profit toute cette civilisation embryonnaire, si l’Espagne, dont l’attention fut appelée sur l’importance de leurs possessions par la carte qu’ils en publièrent imprudemment en 1748, ne se fût préoccupée de cet envahissement, et n’eût dès lors résolu leur expulsion, qui devint un fait en 1766. Il est difficile, là où les jésuites ont établi leur domination passagère et leurs systèmes, de retrouver le véritable caractère historique des peuples indigènes; les mœurs primitives ont disparu, le langage même a été modifié et a dû se plier comme les individus aux règles de l’ordre. La tendance de celui-ci étant l’absorption, non-seulement il se préoccupa peu de respecter les traditions locales, mais encore il étendit une couche de vernis uniforme sur tous les peuples sujets des missions, jusqu’à effacer tout contrôle de leurs