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progrès ultérieurs de la ligue chrétienne. Deux motifs lui dictèrent sa conduite en cette circonstance : elle craignait plus que jamais la prépondérance de la maison d’Autriche; elle voulait à tout prix que le duc d’Anjou, le futur Henri III, recueillît l’héritage des Jagellons. C’est un prélat catholique, François de Noailles, évêque de Dax, le plus habile des négociateurs français du XVIe siècle, qui annula en quelque sorte la journée de Lépante, rassura Selim, les ulémas et les derviches, et fit le duc d’Anjou roi de Pologne. D’ailleurs dans sa lettre à Charles IX il ne montre aucun enthousiasme pour les Turcs : « J’ose bien dire que la bastonnade qu’ils ont reçue est chose venue tout à propos pour rabattre leur orgueil et insolence et leur faire honorer et estimer vostre amitié selon son mérite; car par là ils auront pu connaître combien les forces des chrestiens leur seraient formidables lorsque votre majesté voudrait être de la partie[1]. » Jamais, même dans la diplomatie, le dicton : donnant, donnant, n’avait été plus strictement observé. Plus on considère l’alliance franco-turque, plus elle semble avoir été intermittente, maintenue sans doute officiellement, mais souvent négligée de part et d’autre, et il serait facile de signaler, çà et là, des actes d’hostilité, autorisés soit par la Sublime-Porte, soit par la cour de France. En ce qui concerne cette question, nos rois ont vécu au jour le jour, tout disposés à renoncer aux Turcs, et ne pouvant, en définitive, ni les aimer ni s’en passer.

C’est certainement à Lusinge que revient ’honneur d’avoir ébauché le projet de conquête dont il s’agit ici[2]. René de Lusinge, seigneur des Alimes, était fils d’un vaillant capitaine de Savoie, qui, lors de l’invasion de son pays par François Ier, avait prêté hommage à la France. Peu de temps après la bataillé de Lépante, — il avait alors dix-neuf ans, — il alla, sous la conduite de Charles de Lorraine, duc de Mayenne, guerroyer contre les Turcs avec 300 gentilshommes. Il fit jusqu’à dix campagnes au service des empereurs Maximilien et Rodolphe. Une négociation diplomatique l’amena à Paris, où il revint plus tard comme ambassadeur du duc de Savoie. Dès son premier voyage, en 1586, il publia, à Paris même, le Premier loisir de René de Lusynge, et, — ceci nous importe davantage, — De la naissance, durée et chute des estats, 1588. Cet ouvrage ne reçut que beaucoup plus tard un titre conforme à son objet : Histoire de l’origine, progrès et déclin de l’empire des Turcs. Comme Montaigne, son contemporain, Lusinge pense que le règne d’Amurath III, petit-fils de Soliman, inaugure la décadence

  1. Voyez, dans les Documens inédits de l’histoire de France, le premier volume des négociations dans le Levant, recueillies par M. Charrière.
  2. Son livre parut toutefois un an après celui de La Noue.