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éducations aristocratiques, l’orgueil moscovite se cache, plus âpre et plus entier que l’orgueil anglais lui-même.

À ce point de vue, peu de documens sont plus curieux que le roman de M. Tchernychekky. L’auteur avait débuté dans la littérature par une sorte de manifeste réaliste sur les Rapports esthétiques de l’art et de la réalité. Vous diriez, à l’entendre parler, le dernier mot de la critique. « Pour ce qui est, dit-il au lecteur, pour ce qui est des ouvrages célèbres de tes auteurs de prédilection, tu peux, pour l’exécution, mettre ce roman à leur niveau, tu peux même le placer au-dessus, car il y a ici plus d’art que dans les ouvrages précités, tu peux en être sûr. » Ce n’est encore là qu’un simple avis au public ; le ton s’élève et devient plus méprisant quand l’auteur consent à faire connaître au lecteur ignorant la suprême exigence de l’art ;… mais ceci nous ramène au roman.

Lopoukhof et Véra nous paraissent déjà des personnages assez bizarres, pour ne pas dire extraordinaires. Erreur ; l’auteur a rencontré des Lopoukhof et des Véra par « centaines. » — « Il les considère comme des gens ordinaires : eux-mêmes se considèrent comme tels, » et nous allons promptement apercevoir s’ils ont raison. Le voilà ce grand secret, cette découverte surprenante ; introduisons dans l’intrigue, — d’ailleurs sans qu’il ait aucun motif d’y venir faire figure, — un troisième personnage, celui-là vraiment extraordinaire, et mesurons les autres à sa taille. Il s’appelle Rakhmétof, il représente l’idéal du nihiliste de l’avenir. « Puisque nous demandons que les hommes jouissent complètement de la vie, nous devons prouver par notre exemple que nous le demandons non pas pour satisfaire nos passions personnelles, mais pour l’homme en général. » Sans doute ce raisonnement n’est point si sot : mais Rakhmétof en tire de singulières conséquences. « Lorsqu’on servait des fruits, il mangeait des pommes, parce que la plèbe en mange, il ne mangeait jamais d’abricots… il mangeait des oranges à Saint-Pétersbourg, en province jamais, parce qu’à Saint-Pétersbourg la plèbe en mange, ce qui n’a pas lieu en province. » De temps en temps il remonte le Volga, tirant la corde le long des chemins de halage, « parce que la force est un moyen de se faire estimer de la plèbe. » Il n’emploie guère à ses affaires qu’une petite part de son temps, le reste est pour s’ingérer des affaires des autres, pour imposer sa connaissance aux gens qui ne la souhaitent pas ou même qui la repoussent. Il passe la nuit sur un feutre garni de « petits clous qui ressortaient d’un pouce de longueur. » Est-ce bien le nihiliste de l’avenir, ce Rakhmétof ? ou si ce n’est pas plutôt quelque ascète et quelque extatique des siècles depuis longtemps passés ? Le mysticisme reparaît toujours, toujours remonte à la surface, et décideraient le nihilisme est bien moins une doctrine qu’une secte.

On imagine bien qu’un tel homme, chargé d’adoucir à Véra la nouvelle du suicide et de la mort de Lopoukhof, ne saurait manquer d’excellentes raisons pour lui prouver que tout remords serait une sottise