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et tout se brise. » Si l’aventure n’est pas vraie, elle méritait de l’être. En effet, si j’en crois la renommée, tous les défauts que nous reprochons à Balzac étaient devenus là-bas autant de qualités. Encore aujourd’hui, il paraît qu’en Russie l’auteur français à la mode est l’héritier de la pire manière de Balzac, M. Emile Zola ; on le traduit en russe, et si l’on traduisait dans notre langue les romans de M. Glèbe Ouspensky par exemple, la ressemblance serait frappante. Contentons-nous de M. Tchernychefsky. C’est la même prétention d’analyse, la même précision da détail, si repoussant qu’il puisse être, la même vigueur brutale de trait, le même relief, la même lumière crue. Le portrait de Maria Alexievna ne déparerait pas la galerie des Rougon Macquart. Il y a plus, et chez les réalistes russes vous retrouverez cette saveur étrange de mysticisme, si prononcée déjà chez Balzac. Comptez qu’il n’y a pas moins de quatre songes dans le roman de M. Tchernychefsky, quatre songes, et Véra, la femme émancipée, « l’une des premières femmes dont la vie se soit arrangée, » ne prend de résolution qu’à la suite d’un songe. C’est après un songe qu’elle quitte la maison maternelle, après un songe qu’elle devient la femme de son mari. Grâces soient rendues au traducteur d’avoir supprimé le quatrième songe. Par la plus singulière contradiction, serait-ce donc décidément en tout pays le sort du réalisme que de tourner au mysticisme ?

Deux choses, il est vrai, sans parler de la forme, qui ne doit pas laisser d’avoir son prix, relèvent le réalisme russe. Il est sincère d’abord, il est ce qu’on appelle vécu, on sent que le roman a copié le vif, et que la fable n’en est inventée que pour fournir, que pour servir de cadre aux types qui s’y meuvent. Quand parurent les premiers romans de M. Tourguénef, n’y prétendit-on pas retrouver les personnages de la société pétersbourgeoise d’alors ? En second lieu, l’ironie, l’ironie méprisante que les Russes manient comme personne, une forme de l’ironie qui ne ressemble ni à l’humour anglais, ni surtout à la raillerie française. Ce qu’elle a de caractéristique, c’est une persistance à ramener tous les actes de l’humaine nature à quelque motif d’intérêt odieux ou ridicule ; c’est encore l’aisance hautaine et familière avec laquelle elle se soutient pendant des pages entières, un chapitre, quelquefois un volume. Bien des raisons sans doute ont dû favoriser en Russie ce penchant naturel : entre les plus puissantes, sous un gouvernement longtemps et cruellement despotique, la nécessité de se contraindre et d’envelopper la pensée d’une obscurité calculée ; plus puissante encore peut-être dans une société fondée sur le tchine, où c’est un proverbe usuel que de souhaiter à quelqu’un la santé et le grade de général, la sourde irritation et le secret orgueil d’hommes qui se sentent ou qui se croient supérieurs à la situation où le hasard d’une hiérarchie de titres administratifs les a fait naître et les enchaîne. Sous les dehors d’une bienveillance et d’une affabilité qui ne sont en somme que le signe des