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des mondes, si Kirsanof n’apparaissait. Kirsanof est un second Lopoukhof. « Les uns trouvaient que celui-ci était le plus beau, les autres que c’était celui-là. » Lopoukhof avait un nez grec et Kirsanof un nez aquilin, Lopoukhof avait des yeux bruns, Kirsanof avait des yeux bleus, mais ce nez et ces yeux mis à part, l’un et l’autre étaient le portrait également ressemblant des hommes de l’avenir. Pourquoi donc Véra s’éprend-elle tout à coup de Kirsanof comme s’il y avait quelque chose en lui qui ne fût en Lopoukhof ? Le romancier n’a pas bien éclairci le mystère ; toujours est-il que bientôt, après quelques visites, l’astre de Lopoukhof pâlit. Véra résiste, elle essaie d’échapper à la domination du sentiment nouveau qui l’envahit, elle demande secours, par une inspiration monstrueuse, à l’amour de son mari, pour la première fois. Elle cède enfin et part en laissant derrière elle une lettre ainsi conçue : « Mon cher ami, je ne me suis jamais sentie si fortement attachée à toi qu’en ce moment ; si je pouvais mourir pour toi ! Oh ! que je serais heureuse de mourir pour toi ! Mais je ne puis pas vivre sans lui. Je t’offense, je te tue, mon cher ami ; je ne le voudrais pas, mais j’agis malgré moi ! Pardonne-moi ! pardonne-moi ! » Ne nous récrions pas ; les duchesses de Balzac ont écrit de ce style. Quant à Lopoukhof, s’il prêche la brebis égarée, ce n’est pas espérance de la ramener au bercail, il ne veut que constater qu’elle ne se trompe pas une seconde fois sur la sincérité du sentiment qui l’entraîne, et, ce dernier devoir accompli, prétextant un voyage, il va se brûler la cervelle sur un pont de Moscou. Que faire ? Nous avons la moitié de la réponse.

On pourrait croire ici le roman terminé, on peut mettre du moins un signet au volume, c’est maintenant la thèse qui commence. Non pas que le long récit de ces très simples événemens ne soit entrecoupé déjà de longues déclamations nihilistes. « M. Tchernychefsky, dit le traducteur, n’est pas de ceux qui écrivent simplement pour le plaisir de noircir du papier. » Toujours est-il que dans cette première partie, si l’on tient compte et de l’intention et des circonstances, de la malheureuse habitude aussi que nous avons contractée de voir la thèse et le philosophisme s’étaler à l’aise dans le roman comme dans leur domaine d’élection, on trouve à signaler quelques qualités toutes russes, particulièrement remarquables à ce titre dans une littérature d’emprunt.

« La gloire, disait un jour M. de Balzac, à qui en parlez-vous ? je l’ai connue, je l’ai vue ! Je voyageais en Russie avec quelques amis. La nuit vient, nous allons demander l’hospitalité à un château. A notre arrivée, la châtelaine et ses dames de compagnie s’empressent ; une de ces dernières quitte dès le premier moment le salon pour aller nous chercher des rafraîchissemens. Cependant la conversation s’engage, et celle de ces dames qui était sortie rentre ; elle entend tout d’abord ces paroles : « Eh bien, monsieur de Balzac, vous pensez donc ? .. » De surprise et de joie elle fait un mouvement, elle laisse tomber le plateau de ses mains,