Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/956

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la philosophie moderne, chez des hommes qui ne sauraient plus croire avec le paysan que, quand il tonne, c’est que le prophète Élie roule à travers l’espace dans son char de feu, l’illuminisme s’éteint, les voiles du mysticisme s’écartent, l’enthousiasme religieux tombe, il ne reste plus qu’une négation pure et simple, et d’un seul mot le nihilisme. Nul n’ignore quel progrès le nihilisme a fait dans ces dernières années : les cheveux ras, le chapeau rond et les lunettes bleues des dames nihilistes ont accompli leur tour du monde.

C’est à cette école qu’appartient ou plutôt qu’appartenait M. Tchernychefsky. Il passait, a l’époque où parut son roman, pour le chef du radicalisme russe. Aussi le succès fut-il grand, presque aussi grand que Le succès du roman de M. Tourguénef, Pères et Enfans. Non pas certes qu’il puisse venir à la pensée d’établir une comparaison entre les deux œuvres ; mais enfin c’étaient des nihilistes ou plus exactement un nihiliste que M. Tourguénef avait mis en scène, et contre la caricature calomnieuse, disait-on, qu’il en avait tracée dans son Basarof, M. Tchernychefsky ne s’était proposé rien moins que de rétablir la sincérité d’un portrait. Avec cela, la situation particulière de l’auteur ajoutait au roman une sorte d’intérêt tragique. Victime comme tant d’autres, le poète Michaïlof par exemple, de cette ardeur de réaction violente qui signale dans l’histoire de la Russie contemporaine les années 1862 et 1863, impliqué dans un procès politique qui se dénoua par une condamnation à quatorze ans de travaux forcés et à la déportation en Sibérie, c’était dans sa prison que M. Tchernychefsky avait employé ses derniers jours de loisir à son œuvre de propagande. Innocent d’ailleurs ou coupable, il n’était pas certainement d’un caractère méprisable d’avoir pu prendre un tel empire sur soi que d’oublier le sort qui l’attendait, et d’écrire dans un cachot de forteresse un roman où manquent bien des qualités, mais où l’on chercherait vainement quelque trace d’indignation ou quelque marque de désespoir. On a raconté qu’il en avait même écrit deux, et qu’un ami, trop prompt à la crainte, sous le coup d’une visite domiciliaire, aurait brûlé le manuscrit du second. Il suffit de celui qui nous est parvenu pour se faire une idée du genre et de l’auteur.

En 1852, vivait dans une belle maison de la rue Gorokhovaïa, sur la cour, au cinquième étage, une famille dont le chef était Pavel Constantinitch Rosalsky, régisseur de la maison, employé d’un ministère et prêteur sur gages, un pauvre homme, bien humble et bien plat devant son propriétaire, devant ses chefs, mais surtout devant Maria Alexievna, sa femme, la forte tête du ménage. Ils avaient deux enfans, une fille, Véra, et un garçon qu’on appelait Fédia. Une cuisinière, qui changeait quelquefois, mais invariablement nommée Matroevna, attestait par sa présence qu’à Saint-Pétersbourg comme ailleurs l’usure conduit à une honnête aisance. Véra, par malheur, était belle, et sur la beauté de sa