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s’associer, et de cette incohérence diplomatique que résultait-il ? Les événemens éclataient en quelque sorte d’eux-mêmes, échappant à toute direction. Les escadres alliées, lancées dans les mers du Levant, allaient presque sans le vouloir et sans le savoir détruire la flotte ottomane et égyptienne dans ce brillant combat de Navarin qui était un succès des armes, mais qui dépassait la politique des cabinets, et que les Anglais ne tardaient pas à regretter en l’appelant un « malencontreux » accident. Bientôt la Russie, impatiente d’agir, « d’aller de l’avant, » comme on le disait, entrait directement en campagne contre les Turcs malgré l’Autriche, sous l’œil défiant de l’Angleterre, avec la complaisance inquiète de la France, et la Russie elle-même, après avoir passé victorieusement les Balkans, n’aurait pu aller plus loin sur la route de Constantinople sans provoquer l’entrée des escadres de l’Angleterre et de la France dans les Dardanelles. Elle s’était donné la satisfaction de battre les Turcs, elle se faisait l’illusion de les dominer après la victoire : c’était sa manière de résoudre la question d’Orient ! Le ministre de la marine de France, M. de Chabrol, disait le vrai mot en écrivant à l’amiral de Rigny : « Nous avons voulu éviter la dissolution de l’empire ottoman, et il est possible que nous l’ayons précipitée. Les cabinets dans cette affaire, — et l’on n’est pas à le reconnaître, — ont été menés par l’opinion plus que par la réflexion et la sagesse ; mais enfin l’affaire est engagée… Nous en sommes encore à réfléchir et à nous communiquer nos réflexions de Paris à Londres, de Londres à Saint-Pétersbourg. L’avenir de la Grèce ne donne pas moins d’inquiétude… »

Au fond, voilà le vrai sentiment, l’inquiétude mêlée d’un embarras croissant. Oui, c’était l’inquiétude d’une politique qui aboutissait sans doute à la résurrection de la Grèce, à un succès pour la Russie, mais qui en même temps, après sept ou huit années de pourparlers diplomatiques, ne faisait que démontrer une fois de plus l’inefficacité des solutions par la force, l’impossibilité d’en finir avec l’empire ottoman et le danger des malentendus, des rivalités, du décousu dans l’action européenne. Il s’agit aujourd’hui de savoir si l’on veut renouveler cette histoire dans des conditions qui ne sont pas très différentes, avec la probabilité des mêmes divisions, avec quelques chances de succès de moins et quelques chances de plus pour un conflit universel. Veut-on courir les yeux fermés au-devant d’un nouveau Navarin, de quelque brillant hors-d’œuvre qui ne terminerait rien ? La Russie veut-elle recommencer devant l’Europe, sans provocation, par entraînement, la guerre de 1828, au risque d’être obligée de s’arrêter bientôt ou de mettre le feu au monde ? C’est la question pour tous les gouvernemens. La Russie sans doute, plus que toute autre puissance en ce moment, est exposée, selon le mot de M. de Chabrol, à subir l’influence de l’opinion.