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C’est une question toujours redoutable assurément ; l’Orient est depuis longtemps la partie vulnérable de l’Europe, et il faut bien que les gouvernemens, au lieu de se laisser entraîner à une politique de stériles rivalités ou de combinaisons chimériques, s’accoutument à se dire qu’un accord prévoyant maintenu entre eux peut seul arriver à créer une situation compatible avec tous les intérêts ; il faut qu’ils aient toujours présent à la pensée que ce problème oriental, qui touche à tout et contient tout, n’est pas de ceux qui peuvent être résolus par des utopies ambitieuses, par des insurrections locales, par des démembremens ou par la suppression d’un peuple. Si c’était si facile d’en finir avec les Turcs, de se partager leurs dépouilles ou de mettre à leur place des confédérations slaves et chrétiennes, comme on le répète dans le monde russe et même depuis quelque temps dans les meetings d’Angleterre, croît-on que ces merveilleux projets ne seraient pas déjà exécutés ? Tout ce qu’on dit n’a rien de nouveau, et, s’il y a une chose faite pour inspirer une certaine philosophie au sujet de ces agitations dont le dénoûment prochain devrait être la disparition violente de l’empire ottoman, c’est qu’il y a tout près d’un siècle la question d’Orient s’agitait exactement dans les mêmes termes à Tsarskoeselo entre deux personnages de quelque importance. « Convenez, disait le prince Potemkin à M. de Ségur, l’aimable ambassadeur de France, convenez que l’existence des musulmans est un véritable fléau pour l’humanité. Cependant, si trois ou quatre grandes puissances voulaient se concerter, rien ne serait plus facile que de rejeter ces féroces Turcs en Asie et de délivrer ainsi de cette peste l’Égypte, l’Archipel, la Grèce et toute l’Europe. N’est-il pas vrai qu’une telle entreprise serait à la fois juste, religieuse, morale et héroïque ?.. — Mon cher prince, reprenait M. de Ségur, je ne vous répondrai pas sérieusement, car tout ceci n’est qu’un jeu de votre imagination. Vous êtes trop sage et trop éclairé pour ne pas sentir que, ne pouvant renverser un empire tel que l’empire ottoman sans le partager, nous froisserions tous les intérêts, nous détruirions tout à fait l’équilibre de l’Europe… Constantinople seul est un point qui suffirait pour diviser toutes ces puissances que vous voudriez faire agir de concert, et croyez-moi, votre plus cher allié, l’empereur Joseph, ne consentirait jamais à vous voir maître de la Turquie d’Europe… — À ces mots, le prince Potemkin s’écriait : — Vous avez raison, mais c’est notre faute à tous ; nous savons trop constamment nous entendre pour faire le mal et jamais pour faire le bien de l’humanité. » Ce n’est peut-être pas flatteur pour la diplomatie ; n’importe, c’est comme la clé invariable des affaires d’Orient. Tout ce qu’on a dit depuis et ce qu’on répète maintenant plus que jamais n’est que la reproduction variée de ce dialogue allant aboutir à un aveu d’impuissance ou à la menace d’une conflagration universelle.

Eh ! sans doute, si on pouvait s’entendre pour en finir avec la domi-