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n’osons l’espérer. Vouloir une marine à voiles marchande aussi florissante qu’elle l’était avant l’invention du bateau à vapeur, c’est demander l’impossible, et chercher à retourner vers un passé qui ne peut renaître. C’est demander à M. de Lesseps de combler son canal, à un capitaine de navire à vapeur de ne pas faire le voyage des Indes, aller et retour, en trois mois, c’est aspirer à revenir au temps où l’électricité, la vapeur et la liberté des échanges étaient choses complètement inconnues.

Si avec l’étendue des côtes que la France possède et la protection dont nos armateurs ont largement joui depuis un temps immémorial jusqu’en 1860, nous ne sommes pas la première nation maritime, c’est évidemment parce que nos goûts s’y opposent. Nous n’aimons pas plus en France la mer et la grande navigation que nous n’aimons l’émigration. Il serait en effet surprenant que nous eussions l’amour des courses lointaines, la nostalgie des ciels bleus et des forêts tropicales, lorsque nous n’avons ni les brumes de l’Angleterre, ni les misères de l’Irlande, ni les neiges de la Suède et de la Norvège, ni le sol désolé de quelques provinces de la Grèce, de l’Italie et de l’Espagne. Dans son mémoire du 7 juin 1876, le Congrès maritime de Paris ne dit pas autre chose : « Nos populations ne voyagent pas et n’émigrent pas ; elles trouvent trop facilement à terre, sous notre ciel privilégié, les moyens d’existence que les peuples pauvres du Nord sont forcés de demander au métier de la mer, le seul qu’ils puissent exercer. La vie la plus dure, les privations de toutes sortes, ne coûtent pas à ces peuples, que les rigueurs de leur climat entraînent à chercher dans les latitudes tempérées et dans l’industrie des transports maritimes une existence moins pénible. Les Grecs, les Autrichiens, les Italiens eux-mêmes, doivent être également v classés dans la catégorie des nations habituées à vivre de privations, qui naviguent dans des conditions plus économiques que les Français ou les Anglais, et nous disputeront toujours le fret à des prix plus bas que ceux que nos armateurs pourraient accepter… La situation géographique de la France, si enviable à tant d’égards, est encore cependant pour nous une cause d’infériorité. La France étant placée sur le chemin des navigateurs du nord de l’Europe, leurs navires viennent, sans déroutement et sans frais, enlever notre fret de sortie dans nos ports de l’Océan. Les armateurs français ne peuvent pas faire remonter leurs navires à Hambourg et à Liverpool, et revenir ensuite au Havre ou à Bordeaux pour compléter leur chargement… L’absence de toute réciprocité sérieuse avec les nations pauvres, sans commerce, ou dont les ports sont fermés pendant une partie de l’année, et qui n’ont d’autres industries que l’industrie des transports, est encore pour notre marine une cause d’infériorité positive… Il n’est au pouvoir d’aucun