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à la foi de Jenkinson ; il eût été de mauvais goût de leur réserver un autre rôle que celui de passagers.

La barque d’Astrakan s’éloigne enfin du golfe de Manguslav. Tantôt longeant la côte, tantôt n’hésitant pas à perdre la terre de vue, elle eut en peu de jours regagné la rive septentrionale de la mer Caspienne. Le 13 mai, le vent cesse tout à coup d’être favorable. Il faut laisser tomber l’ancre à trois lieues de terre. En ce moment s’élève une violente tempête, une tempête qui devait durer quarante-quatre heures. Le câble, récemment filé, n’était pas de force à soutenir cette épreuve. Il casse, l’ancre reste au fond, et la barque s’en va rapidement en dérive. Que faire en cette extrémité ? On est parti de Manguslav sans chaloupe, on ne peut donc songer à gagner le rivage en abandonnant, comme on le faisait si souvent au XVIe siècle, le navire à son sort. Il faut trouver un port, à défaut de port une plage, ou se résigner à périr. Jenkinson fait hisser la voile, la barque gouverne droit à terre. Chacun à bord se croit déjà perdu. Mais le ciel, nous dit Jenkinson, ne pouvait pas abandonner en ce péril suprême des voyageurs qu’il avait si visiblement protégés depuis leur départ d’Astrakan. Une crique jusque-là cachée vient en effet de s’ouvrir aux yeux des marins ranimés par ce consolant aspect ; la barque y pénètre, et les dernières lames déposent les naufragés sur le lit de vase que leur a préparé la Providence. C’était un répit, ce n’était pas le salut. Se laisser surprendre dans cette situation par les gens du pays eût été d’une extrême imprudence. La partie de la côte où la barque a été jetée n’obéit à aucun sultan. Ces nomades, « qui vivent en plein air comme des bêtes, » auraient probablement jugé les étrangers que leur adressait la tempête de bonne prise. Jenkinson n’est pas homme à laisser ses ambassadeurs servir d’esclaves et de jouet à des gardeurs de bestiaux. Il se hâte, dès que le vent est un peu calmé, de dégager ses plumes de la glu et de se mettre en mesure de reprendre à la première alarme son vol vers la haute mer. La misérable barque pouvait bien encore voler, puisqu’elle avait réussi à sauver sa voile ; elle ne pouvait plus se poser que dans quelque nouvelle crique et sur quelque nouvelle fange. Pour retrouver la faculté de rester immobile au large, il lui fallait, rentrer en possession de son ancre. Heureusement Jenkinson n’était pas de ces capitaines qui s’endorment dès que le navire a fait tête sur son câble. Il avait soigneusement, à son premier mouillage, relevé la terre au compas et pris certains amers. Il put ainsi draguer et repêcher le fer resté au fond. « Les Tartares, dit-il, furent fort étonnés de notre succès. »

De pareils succès ne sont pas à la portée du premier venu. Ni Plan de Carpin, ni Marco Polo n’auraient pu très probablement sortir avec cette facilité d’embarras ; mais dans le capitaine du