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Deronda n’est plus à cette époque le jeune enthousiaste que nous avons connu, prompt à découvrir de la poésie dans les événemens les plus prosaïques ; il ne cherche plus, il a trouvé ce qu’il croit être immuablement vrai. L’âme de Mordicaï est entrée en lui. Il va guider, les siens à travers l’Égypte du côté de la terre promise, et nous n’avons plus pour notre part aucun désir de le suivre si loin..

On a pu voir que dans les huit volumes dont nous venons de donner la rapide analyse, il y avait deux ouvrages bien distincts : un roman de mœurs mondaines des plus remarquables et une peinture de caractères juifs tout au moins inutile. Avec ce scrupule de la vérité qui parfois dégénère chez elle en minutie, George Eliot a voulu faire défiler devant nous une série de types divers appartenant à la même race, depuis Mordicaï l’illuminé, le prophète, jusqu’au père Lapidoth, l’entremetteur infâme, que ses désordres et sa cupidité conduisent à commettre un vol dans la maison même de ses enfans ; depuis Cohen, le brocanteur vulgaire, avec ses vertus de famille et son âpreté au gain, sa rapacité envers les chrétiens, sa charité envers ses frères, jusqu’à la douce et pure Mirah, que M. Alexandre Dumas, qui s’est parfois égaré en semblables sujets, appellerait par excellence « la femme du temple. » George Eliot a fait certainement dans cette étude une grande dépense de talent et de recherches savantes, mais la dépense est en pure perte ; personne peut-être ne lui en saurai gré. On trouvera puérils ou intempestifs les problèmes politiques et sociaux qu’elle réveille et la marche rétrograde vers des traditions vieillies qu’elle présente comme un progrès. Ce qui peut la consoler d’ailleurs d’avoir échouer dans une partie de son œuvre trop diffuse, c’est la pensée que presque tous les écrivains de fiction échouent de même quand ils se posent en oracles et en réformateurs.

Longtemps le roman ne fut que le récit d’une aventure d’amour, la simple analyse des émotions du cœur ; depuis il a servi de cadre et de prétexte à l’exposition des théories et des systèmes les plus vastes et les plus ambitieux ; cette nouvelle mission qu’il s’arroge l’a grandi quelquefois et plus souvent perdu. Il vaut mieux peindre que discourir, raconter que prouver ; trop de science est souvent funeste à l’artiste. Nous passons les belles tirades de philosophie, les grandes démonstrations scientifiques, pour aller droit à l’action, droit aux sentimens et aux caractères, et il se trouve à la fin que d’un gros livre qui croyait être profond il ne reste que quelques scènes réellement dramatiques, quelques personnages esquissés sur le vif, quelques situations vraies, quelques cris de souffrance et de passion bien humains, qui suffisent après tout à la gloire d’un auteur.


TH. BENTZON.