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lady, un peu niaise, mais douce, que sir Hugo a tardivement associée à sa vie. Devenu étudiant de Cambridge, Deronda travaille en homme qui ne peut se résoudre à faire de l’étude un simple instrument de succès, mais plutôt l’auxiliaire de sa conscience et la moelle de ses opinions. Tandis que ses condisciples ne prétendent, dans leur amour-propre national étroit et exclusif, qu’à être, dans toute l’acception du terme, des gentlemen anglais, il rêve, lui, de voir le monde et de comprendre les choses à différens points de vue. Sir Hugo ne s’y oppose pas et lui assure une large indépendance.

C’est au retour de ces voyages que Daniel, qui habite Londres, se livre un beau soir de juillet à son exercice favori, le canotage… Tout en ramant, il se demande si vraiment la bataille de la vie vaut qu’on y prenne part. Il s’est mis à étudier le droit pour obéir à son tuteur, mais plus que jamais il reste indécis sur sa future carrière. Ses réflexions ne l’empêchent point de chanter sans presque s’en rendre compte ; Daniel a une voix si belle que sir Hugo ambitionnait pour lui naguère les destinées d’un Mario ou d’un Tamberlick, il dit tout bas la chanson du gondolier d’Otello et les paroles de Dante :

Nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria.

Tout à coup, en se rapprochant de la rive pour éviter une barge à charbon, le rameur aperçoit une figure qui lui paraît être la personnification même de la misère qu’il est en train de chanter : une jeune fille de petite taille dont le visage, d’un type oriental très rare, le frappe par son exquise délicatesse. Elle laisse pendre devant elle ses mains jointes et fixe ses yeux noirs sur la rivière avec une expression morne, désespérée. Surpris, il se tait brusquement. Sans doute sa voix était entrée dans cette jeune âme sans qu’elle se souciât de savoir d’où elle venait, car aussitôt l’enfant change d’attitude et promène autour d’elle un regard effrayé qui rencontre celui de Deronda. Eût-elle été laide, il n’aurait pu oublier ce regard ; malgré lui, il songe, tout en continuant sa promenade, à la pauvre fille qu’il n’a pas le droit d’interroger ni de surveiller, mais qui lui paraît être en quelque péril. Ses pressentimens ne le trompent pas ; quand il repasse à une heure plus avancée de la nuit sous le pont de Richmond, cette même petite figure est encore là ; avec précaution, elle se glisse parmi les saules, et il la voit tremper dans l’eau son manteau de laine pour l’alourdir encore et s’en faire un linceul. Il l’arrache au suicide, il lui parle avec un respect qui rassure cette enfant timide et rendue méfiante par le malheur, il la décide à lui permettre de la secourir. — Peut-être, se dit-il, ma mère était-elle une créature