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d’œil sur son miroir, sa beauté, rendue plus intéressante par l’insomnie, la rassure et la console si bien qu’elle s’embrasse gaîment dans la glace. A l’heure où tous ceux qui ne dorment pas se rendent aux bains, elle sort, bien sûre de n’être épiée par personne, et va mettre son collier en gage avec le même aplomb hautain qu’elle montrait la veille à la table de jeu. Le Juif abuse, cela va sans dire, de l’embarras où elle se trouve, mais l’essentiel est qu’il lui donne assez pour retourner chez elle. Tranquille sur ce point, elle n’a plus d’autre préoccupation que celle de triompher des objections de sa parente qui voudra la retenir, ne sachant rien du désastre. Gwendoline est décidée à le tenir secret ; sa mère la rappelle, voilà tout ce qu’il lui convient de dire. Tandis qu’elle attend l’heure du déjeuner avec impatience, car aucune émotion bien profonde n’a troublé son appétit, un domestique lui remet certain petit paquet qui a été laissé pour elle à la porte. C’est le collier dont elle vient de se défaire, le collier de turquoises enveloppé sous le papier dans un mouchoir de batiste dont le chiffre a été déchiré. A cet envoi est joint le billet qui suit, écrit précipitamment au crayon : « Un étranger qui a trouvé le collier de miss Harleth le lui rend avec l’espoir qu’elle ne s’exposera plus à le perdre.

La rougeur de l’orgueil offensé monte aux joues de Gwendoline. Qui peut bien être cet étranger anonyme ? Sans hésiter, sa pensée se fixe sur Deronda. Elle a passé devant son hôtel, il l’aura suivie, il lui donne une leçon cruelle. Mais que faire ? Lui renvoyer le bijou, s’exposer à une méprise, ou seulement à la honte de lui laisser voir qu’elle l’a deviné ? En agissant ainsi, il a très bien su qu’il lui liait les mains, il a continué son rôle de Mentor insolent. Non, personne n’a jamais osé la traiter avec tant de mépris ! — Et les larmes que Gwendoline n’avait pas versées sur le désespoir de sa mère et sur sa propre ruine coulent malgré elle. Une seule chose lui paraît claire : elle ne peut reparaître dans les salons publics et risquer de rencontrer cet importun bienfaiteur ; il faut qu’elle parte, et, en dépit de tout ce qu’on peut faire pour la retenir, elle part en effet le jour même.

Offendene, où retourne Gwendoline, n’est pas la demeure de son enfance ; sa mère ne s’y est fixée que depuis une année environ, pour être plus près de la sœur qui lui reste, Mme Gascoigne, femme du recteur de Pennicote. Jusque-là elle n’avait cessé d’errer à travers le monde, habitant tantôt une ville d’eaux quelconque, tantôt un appartement meublé à Paris, sauf durant les deux années qu’elle a passées dans une pension à la mode pour perfectionner quelques talens de luxe. George Eliot fait à propos de cette existence nomade que mènent bon nombre de ses compatriotes, une réflexion très juste : « Toute vie humaine, dit-elle, doit avoir ses racines