Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/76

Cette page a été validée par deux contributeurs.
70
REVUE DES DEUX MONDES

humain. Et si, par une assimilation absolue, on va jusqu’à prêter à l’unité cosmique une sorte de personnalité, on supprime entièrement la notion de liberté. Est-il besoin de dire que notre conception cosmique, telle que l’expérience et la science la donnent, n’a rien de commun avec ces dangereuses hypothèses ? Nous pouvons redire avec le poète Aratus, mais avec plus de sécurité pour la liberté de nos mouvemens et de nos actions, in uno vivimus, movemur, et sumus. Nous pouvons nous sentir être, vivre et agir, dans l’unité de la vie universelle, sans crainte de n’avoir qu’un être, qu’une vie, qu’une activité d’emprunt. Si, comme le veut Leibniz, la plus infime monade a son principe de mouvement en elle-même, comment la monade supérieure qui s’appelle l’homme ne jouirait-elle pas de sa pleine liberté dans une philosophie qui ne voit dans la substance des êtres que force et mouvement ?

Quoi qu’on pense de la Cause première et de ses attributs, le principe de finalité n’en reste pas moins une vérité incontestable, ainsi qu’il ressort du livre de M. Janet. Or ce principe suffit pour changer la face du monde révélé par la science positive, car c’est à la lumière qu’il projette sur le cosmos que nous pouvons pénétrer la vraie nature des choses, l’activité finale, la vie, la pensée, la liberté, la Providence, dans cet univers où la philosophie mécaniste ne nous montre que matière, force, mouvement, hasard et fatalité. Ce n’est pas seulement le monde physique avec l’initiative finale de ses forces atomiques, que la philosophie des causes finales nous fait comprendre ; c’est encore le monde moral, avec ses volontés libres, poursuivant leur fin avec conscience et prévision. Là fut jusqu’ici, là est encore le grand débat entre la science et la métaphysique. N’est-ce pas rendre un véritable service à la philosophie que de montrer que ce dissentiment se réduit presque à un malentendu, comme l’a fait M. Janet ? L’idée de fin résume toute la métaphysique. C’est ce principe qui faisait dire à Aristote que la nature entière est suspendue au bien, à Leibniz, que sans cette pensée de derrière la tête rien n’est intelligible dans la philosophie mécanique, à Schelling, que le monde de Descartes et de Spinoza n’était pas vivant sans la finalité. Avec les maîtres de cette immortelle doctrine, nous croyons que, dans l’œuvre de la création universelle, comme dans les œuvres que la nature nous met sous les yeux, la cause finale est la seule vraie cause, et que les causes dites efficientes ne sont que des instrumens à son service. Voilà comment Aristote et Leibniz ont pu dire que toute physique a son explication dernière dans la métaphysique.

Ètienne Vacherot.