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avec autant de raison que d’éloquence : la république veut des hommes déjà libres par la pensée et la science ; car elle ne pourrait faire de libres citoyens avec des esclaves de la routine et des préjugés. Elle a déjà montré, hélas ! qu’elle n’était pas trop rebelle à la main d’un maître. Avec l’ignorance du suffrage universel, avec l’inexpérience d’institutions aussi nouvelles, avec cette vivacité de sentiment et cette promptitude d’action qui caractérise le tempérament populaire de notre nation, le maître reviendrait bien vite, celui que nous n’avons que trop connu ou tel autre, si le pays ne trouvait dans la république constitutionnelle qui nous régit un gouvernement ferme et fort, qui impose à tous le joug de la loi, et ferait au besoin sentir sa main aux partis factieux. Il n’y a pas de peuple qui pardonne moins que le nôtre à la faiblesse de ses gouvernans ; l’histoire contemporaine ne nous le fait que trop voir. Les partis, dans leur opposition ardente, ont pu reprocher des abus de pouvoir à la monarchie parlementaire de 1830 ; la France n’a regretté, dans ce gouvernement toujours resté fidèle à la loi, que son étrange défaillance devant un péril qu’il avait tant de fois bravé. Le philosophe peut toujours rêver une démocratie où l’autorité de la loi soit la seule force de gouvernement. Le politique doit prendre notre démocratie telle que l’ont faite le génie national et notre histoire, encore fort ignorante, passionnée, mobile, toujours prête aux grandes entreprises et même aux hardies aventures, sympathique aux personnes plutôt qu’aux principes, obéissant volontiers aux grands hommes, vrais ou faux, que la renommée lui désigne, sans se demander ce que lui coûtent ces choses et ce que valent ces hommes, portant enfin en tout ce qu’elle fait plus de sentiment que de jugement. Avec elle, on peut le prédire, la constitution ne sera point un lit de repos pour les ministres de la république ; elle sera la machine d’un navire souvent balloté par des vents contraires, et parfois battu de la tempête, où il faudra l’œil, la main, le cœur de sages et vaillans pilotes. La machine tiendra bon si l’on en sait faire jouer les ressorts compliqués ; le navire ira au port, parce qu’il porte dans ses flancs la paix, la liberté, la fortune de la France. Seulement la manœuvre sera laborieuse et souvent difficile, surtout dans les premières années de navigation. Gare aux écueils et aux coups de vent. Saluons le navire, le noble capitaine qui veille du haut de son poste d’observation, les dévoués pilotes qui tiennent la barre du gouvernail, et souhaitons-leur à tous bon voyage sur la grande mer du suffrage universel.


E. VACHEROT.