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nous avons pour nos petits-fils l’espoir intime qu’elle rayonnera sur un autre siècle et changera toutes ses conceptions en bouleversant les horizons habituels de l’histoire. Alors seront glorifiés ces travailleurs inconnus qui, penchés sur leurs grimoires, auront renouvelé le monde de la pensée.

Ce n’est pas ici le lieu de m’étendre sur ce sujet passionnant et sur les travaux de George Smith ; je n’ai pas compétence pour le faire et je laisse à de plus autorisés le soin de juger ses efforts. J’ai voulu seulement dire avec respect quel était cet homme et honorer le soldat tombé sur le champ de bataille. L’automne dernier, je rencontrai Smith à Péra, où il attendait des lenteurs de la chancellerie ottomane le firman nécessaire pour l’exportation de ses briques de Kouyoundjik. Tout en lui annonçait un fils du peuple : la vulgarité de son langage, comme les lacunes de son éducation, étonnaient ceux qui ignoraient cette vocation singulière ; mais il « sentait l’homme, » et tout aussi décelait un des enfans opiniâtres de ce sang anglo-saxon qui sait le grand secret : vouloir. Il brûlait de retourner sur le théâtre de ses fouilles d’où il ne devait plus revenir. Malgré la désolation et les perfidies de son climat, la Mésopotamie l’attirait, de l’attrait invincible de ces vieilles terres où l’on sent sous ses pas les cendres des premiers hommes. Il allait pour les appeler à la lumière ; la mort l’a rapproché d’eux en l’abattant au milieu de son labeur, sous les armes de la science, sur les monumens de son triomphe.

La savante Angleterre, si tutélaire, si maternelle pour ceux de ses fils qui se sacrifient loin d’elle à une idée nationale ou scientifique, fera sans doute de dignes funérailles à ce cercueil qu’on rapporte des marécages empestés du Tigre. Il convient que la France, d’où est venue l’impulsion première à ces études dont Smith allait être le chef, honore d’un hommage ses efforts et son exemple. Qu’elle les honore surtout en les imitant ! Nous laissons depuis quelques années nos voisins prendre le pas sur nous dans les travaux assyriologiques ; voici une grande succession ouverte à nos jeunes esprits, et comme ils sont de notre France, le souvenir de cette belle mort les encouragera, bien loin de les arrêter. Qu’ils marchent plus avant, mais qu’ils se souviennent dans leurs succès de ce pionnier de la première heure, qui, par son génie rapide et son sacrifice, aura ouvert la voie, de ce modeste ouvrier au regard sûr, à l’esprit obstiné, à l’âme vaillante, dont je viens ici saluer la tombe.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUÉ.

Le directeur-gérant, G. BULOZ.