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uns au-dessous, les autres au-dessus de l’humanité. Nous ne dirons pas avec le chef du cabinet anglais qu’en déclarant la guerre à son suzerain, la Serbie a violé non-seulement tous les principes de la loi internationale et de la moralité publique, mais encore tous les principes d’honneur. Chaque être a sa destinée, et ses instincts le poussent invinciblement à la remplir. Le petit Piémont oriental, dont Belgrade est la capitale, se croit destiné à devenir le centre d’un grand empire slave, et, quelques précautions qu’on puisse prendre, il saisira toutes les occasions d’arriver à ses fins. A côté de la morale universelle, chaque peuple a sa morale particulière, et le premier article de la morale serbe est que les Turcs sont des animaux malfaisans, que tous les moyens de leur nuire sont bons et légitimes, et qu’il n’y a pas lieu de leur appliquer les règles du droit des gens. Les ambitieux sont tenus de réussir, sinon le monde les juge sévèrement ; mais M. Gladstone réserve toutes ses rigueurs pour les Turcs, lesquels ne sont pas des hommes. Il ne croit pas à l’ambition du prince Milan et de ses ministres, il les tient pour de purs philanthropes comme lui, ils n’ont écouté à son avis que leur généreuse pitié pour les Bosniaques opprimés. — « Aussi longtemps, nous dit-il, que l’intervention de l’Europe donna aux Serbes l’espérance de voir redresser les griefs de leurs frères, ils ont maintenu la paix ; quand ils ont perdu cet espoir, ils se sont mis en campagne, et ils peuvent alléguer à leur décharge les vives et légitimes sympathies, qui les ont entraînés. »

M. Gladstone est-il bien sûr de ce qu’il avance, et que sa façon d’écrire l’histoire ne tienne pas du roman ? Pourrait-il nous prouver que l’insurrection bosniaque n’a pas été combinée, préparée, entretenue par le cabinet et les comités de Belgrade ? N’a-t-il pas remarqué, comme tout le monde, qu’à peine une bande d’insurgés avait-elle été battue et dispersée, elle se hâtait de se retirer en Serbie, où les Turcs ne pouvaient la poursuivre, et que dans ce refuge assuré elle se reformait à loisir, jusqu’à ce qu’elle fût en état de tenir de nouveau la campagne ? Ce jeu a duré longtemps ; mais du jour où, jetant le masque, la Serbie et le Monténégro ont ouvert en forme les hostilités, il n’a plus été question d’insurgés ni en Bosnie ni dans l’Herzégovine. Le 19 décembre de l’an dernier, un agent révolutionnaire d’Avrat-Alan, nommé Kaplichko, déclarait, dans une lettre qui figure parmi les pièces trouvées sur les chefs des insurgés bulgares, que, si le prince Milan et le prince Nikita n’avaient pas encore pris ouvertement l’offensive, c’est qu’ils faisaient déjà la guerre aux Turcs sous le nom de l’Herzégovine. « Comme l’armée turque, ajoutait-il, ne peut toucher sa solde et que toutes les sources de revenus sont taries, le gouvernement turc sera encore plus faible au printemps prochain qu’il ne l’est aujourd’hui. Tirons notre profit de toute cette politique des étrangers. » Qui se chargera de nous révéler les mystères de Belgrade ? Cette histoire serait bien